Page:Broglie - La morale évolutioniste.djvu/62

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par des peuples plus forts et mieux armés ? Pourquoi ne seraient-ils pas, relativement à l’humanité totale de l’époque quaternaire, ce que sont les sauvages actuels relativement à nous ? Si un cataclysme géologique venait à détruire certaines îles de l’Océanie et certaines parties de l’Afrique ou de l’Amérique, les ossements fossiles que l’on découvrirait plus tard ne seraient-ils pas des ossements de sauvages, et un paléontologiste d’une époque future ne pourrait-il pas conclure, avec autant de logique que nos adversaires, que l’humanité était encore sauvage à l’époque où nous vivons ?

Supposons d’ailleurs que ces hommes quaternaires soient vraiment nos premiers ancêtres, quelle raison avons-nous de croire qu’ils n’avaient ni religion ni moralité ? Ils étaient mal armés contre les intempéries de la nature et contre les bêtes sauvages, leur industrie était dans l’enfance, en quoi cela les empêchait-il de vivre en famille et de respecter la justice ? Nous avons vu que les habitants de l’île de Feu pratiquaient ces vertus, quoique vivant de chasse sous un rude climat. Pourquoi nos premiers aïeux, en supposant qu’ils soient représentés par les populations misérables dont nous retrouvons les os, n’auraient-ils pas eu les mêmes principes de moralité ? Plusieurs raisons portent à croire qu’ils étaient très supérieurs aux sauvages d’aujourd’hui[1]. En premier lieu, ces premiers hommes sont devenus plus tard des hommes civilisés. Ils ont marché dans la voie du progrès, ce que ne font pas les sauvages ; ils leur étaient donc supérieurs sous certains rapports. En second lieu, nous trouvons de très bonne heure, chez ces hommes préhistoriques, un développement esthétique très marqué. Les dessins gravés sur la pierre ou sur des cornes de renne indiquent chez eux le sentiment du beau. Or le bien est très voisin du beau, le développement esthétique indique un développement moral parallèle ; sans doute, ce lien n’est pas certain, mais il est probable, et dans la région où nous nous mouvons, la probabilité d’une hypothèse est tout ce qu’on peut espérer et tout ce qu’on est en droit d’exiger.

Enfin il ne faut pas oublier vers quel terme a abouti ce premier développement de civilisation. Il a dû aboutir aux grandes civilisations antiques, celle de l’Égypte, celle de l’Inde et celle de la Chine. Ce sont ces civilisations, avec les notions religieuses et morales que leur littérature révèle, qui ont été le résultat des efforts et des progrès des hommes préhistoriques. Or, pour produire de telles œuvres, n’a-t-il pas fallu qu’ils eussent en eux-mêmes tout au moins le germe d’idées religieuses morales autrement puissantes

  1. Les remarques suivantes sont en parties empruntées à l’article cité plus haut, de Max Müller, qui distingue, avec grande justesse, les sauvages en progressifs et régressifs.