Page:Brontë - Jane Eyre, I.djvu/158

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— Mais vous avez entendu un rire singulier ; ne l’aviez-vous pas déjà entendu, ou du moins quelque chose qui y ressemble ?

— Oui, monsieur, il y a ici une femme appelée Grace Poole, qui rit de cette manière ; c’est une étrange créature.

— Oui, Grace Poole ; vous avez deviné ; elle est étrange, comme vous le dites. Je réfléchirai sur ce qui vient de se passer ; en attendant, je suis content que vous et moi soyons seuls à connaître les détails de cette affaire. N’en parlez jamais ; j’expliquerai tout ceci, ajouta-t-il en indiquant le lit. Retournez dans votre chambre ; quant à moi, le divan de la bibliothèque me suffira pour le reste de la nuit. Il est quatre heures ; dans deux heures les domestiques seront levés.

— Alors, bonsoir, monsieur, » dis-je en me levant.

Il sembla surpris, bien que lui-même m’eût dit de partir.

« Quoi ! s’écria-t-il, vous me quittez déjà, et de cette manière ?

— Vous m’avez dit que je le pouvais, monsieur.

— Mais pas ainsi, sans prendre congé, sans me dire un seul mot, et de cette manière sèche et brève. Vous m’avez sauvé la vie ; vous m’avez arraché à une mort horrible, et vous me quittez comme si nous étions étrangers l’un à l’autre ; donnez-moi au moins une poignée de main. »

Il me tendit sa main ; je lui donnai la mienne, qu’il prit d’abord dans une de ses mains, puis dans toutes les deux.

« Vous m’avez sauvé la vie, et je suis heureux d’avoir contracté envers vous cette dette immense ; je ne puis rien dire de plus. J’aurais souffert d’avoir une telle obligation envers toute autre créature vivante ; mais envers vous, c’est différent. Ce que vous avez fait pour moi ne me pèse pas, Jane. »

Il s’arrêta et me regarda ; les paroles tremblaient sur ses lèvres, et sa voix était émue.

« Encore une fois, bonsoir, monsieur ; mais il n’y a ici ni dette, ni obligation, ni fardeau.

— Je savais, continua-t-il, qu’un jour ou l’autre vous me feriez du bien ; je l’ai vu dans vos yeux la première fois que je vous ai regardée. Ce n’est pas sans cause que leur expression et leur sourire… » Il s’arrêta, puis continua rapidement : « me firent du bien jusqu’au plus profond de mon cœur. Le peuple parle de sympathies naturelles et de bons génies ; il y a du vrai dans les fables les plus bizarres. Ma protectrice chérie, bonsoir ! »

Sa voix avait une étrange énergie, et ses yeux brillaient d’une flamme singulière.

« Je suis heureuse de m’être trouvée éveillée, dis-je en me retirant.