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Page:Brontë - Jane Eyre, I.djvu/162

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que c’est à nous de pourvoir à notre sûreté, et que la Providence bénit ceux qui agissent avec sagesse. »

Ici elle termina cette harangue longue pour elle et prononcée avec la lenteur d’une quakeresse.

J’étais muette d’étonnement devant ce qui me semblait une merveilleuse domination sur elle-même et une incroyable hypocrisie, lorsque la cuisinière entra.

« Madame Poole, dit-elle en s’adressant à Grace, le repas des domestiques sera bientôt prêt : voulez-vous descendre ?

— Non ; mettez-moi seulement une chopine de porter et un morceau de pouding sur un plateau et montez-le.

— Voulez-vous un peu de viande ?

— Oui, un morceau, et un peu de fromage, voilà tout.

— Et le sagou ?

— Je n’en ai pas besoin maintenant ; je descendrai avant l’heure du thé et je le ferai moi-même. »

La cuisinière se tourna vers moi en me disant que Mme Fairfax m’attendait. Je sortis alors de la chambre.

J’étais tellement intriguée par le caractère de Grace Poole, que ce fut à peine si j’entendis le récit que me fit Mme Fairfax pendant le déjeuner de l’événement de la nuit dernière ; je tâchais de comprendre ce que pouvait être Grace dans le château, et je me demandais pourquoi M. Rochester ne l’avait pas fait emprisonner, ou du moins chasser loin de lui. La nuit précédente, il m’avait presque dit qu’elle était coupable de l’incendie : quelle cause mystérieuse pouvait l’empêcher de le déclarer ? Pourquoi m’avait-il recommandé le secret ? N’était-ce pas singulier ? Un gentleman hautain, téméraire et vindicatif, tombé au pouvoir de la dernière de ses servantes ! et lorsqu’elle attentait à sa vie, il n’osait pas l’accuser publiquement et lui infliger un châtiment ! Si Grace avait été jeune et belle, j’aurais pu croire que M. Rochester était poussé par des sentiments plus tendres que la prudence ou la crainte. Mais cette supposition devenait impossible dès qu’on regardait Grace. Et pourtant je me mis à réfléchir. Elle avait été jeune, et sa jeunesse avait dû correspondre à celle de M. Rochester ; Mme Farfaix disait qu’elle demeurait depuis longtemps dans le château ; elle n’avait jamais dû être jolie, mais peut-être avait-elle eu un caractère vigoureux et original. M. Rochester était amateur des excentricités, et certainement Grace était excentrique. Peut-être autrefois un caprice (dont une nature aussi prompte que la sienne était bien capable) l’avait livré entre les mains de cette femme ; peut-être à cause de son imprudence exerçait-elle maintenant sur ses actions une