Page:Brontë - Jane Eyre, I.djvu/164

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meurât secret. Je m’inquiétais assez peu de savoir si ma curiosité l’irriterait ; je savais le contrarier et l’adoucir tour à tour ; c’était un vrai plaisir pour moi, et un instinct sûr m’empêchait toujours d’aller trop loin ; je ne me hasardais jamais jusqu’à la provocation, mais je poussais aussi loin que me le permettait mon adresse. Conservant toujours les formes respectueuses qu’exigeait ma position, je pouvais néanmoins opposer mes arguments aux siens sans crainte ni réserve ; cette manière d’agir nous plaisait à tous deux.

Un craquement se fit entendre dans l’escalier, et Leah parut enfin, mais c’était seulement pour m’avertir que le thé était servi dans la chambre de Mme Fairfax ; je m’y rendis, contente de descendre, car il me semblait que j’étais ainsi plus près de M. Rochester.

« Vous devez avoir besoin de prendre votre thé, me dit la bonne dame au moment où j’entrai ; vous avez si peu mangé à dîner ! J’ai peur, continua-t-elle, que vous ne soyez pas bien aujourd’hui : vous avez l’air fiévreux.

— Oh si ! je vais très bien, je ne me suis jamais mieux portée.

— Eh bien, alors, prouvez-le par un bon appétit ; voulez-vous remplir la théière pendant que j’achève ces mailles ? »

Lorsqu’elle eut fini sa tâche, elle se leva et ferma les volets, qu’elle avait probablement laissés ouverts pour jouir le plus longtemps possible du jour, quoique l’obscurité fût déjà presque complète.

« Bien qu’il n’y ait pas d’étoiles, il fait beau, dit-elle en regardant à travers les carreaux ; M. Rochester n’aura pas eu à se plaindre de son voyage.

— M. Rochester est donc parti ? Je n’en savais rien !

— Il est parti tout de suite après son déjeuner pour aller au château de M. Eshton, à dix milles de l’autre côté de Millcote. Je crois que lord Ingram, sir George Lynn, le colonel Dent et plusieurs autres encore doivent s’y trouver réunis.

— L’attendez-vous aujourd’hui ?

— Oh non ! ni même demain ; je pense qu’il y restera au moins une semaine. Quand les nobles se réunissent, ils sont entourés de tant de gaieté, d’élégance et de sujets de plaisir, qu’ils ne sont nullement pressés de se séparer ; on recherche surtout les messieurs dans ces réunions, et M. Rochester est si charmant dans le monde qu’il y est généralement fort aimé. Il est le favori des dames, bien qu’il n’ait pas l’air fait pour leur plaire ; mais je crois que ses talents, sa fortune et son rang, font oublier son extérieur.