Page:Brontë - Jane Eyre, I.djvu/166

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à M. Rochester qu’elle exécutait d’une manière très remarquable.

— Et cette jeune fille, si belle et si accomplie, n’est pas encore mariée ?

— Il paraît que non ; je crois que ni elle ni sa sœur n’ont beaucoup de fortune ; le fils aîné a hérité de la plus grande partie des biens de son père.

— Mais je m’étonne qu’aucun noble ne soit tombé amoureux d’elle, M. Rochester, par exemple ; il est riche, n’est-ce pas ?

— Oh ! oui ; mais vous voyez qu’il y a une énorme différence d’âge. M. Rochester a près de quarante ans, et elle n’en a que vingt-cinq.

— Qu’importe ? il se fait tous les jours des mariages où l’on voit une différence d’âge plus grande encore entre les deux époux.

— C’est vrai ; je ne crois cependant pas que M. Rochester ait jamais eu une semblable idée. Mais vous ne mangez rien, vous avez à peine goûté à votre tartine depuis que vous avez commencé votre thé.

— J’ai trop soif pour manger ; voulez-vous, s’il vous plaît, me donner une autre tasse de thé ? »

J’allais recommencer à parler de la probabilité d’un mariage entre M. Rochester et la belle Blanche, lorsque Adèle entra, ce qui nous força à changer le sujet de notre conversation.

Dès que je fus seule, je me mis à repasser dans ma mémoire ce que m’avait dit Mme Fairfax ; je regardai dans mon cœur, j’examinai mes pensées et mes sentiments, et d’une main ferme, je m’efforçai de ramener dans le sentier du bon sens ceux que mon imagination avait laissés s’égarer dans des routes impraticables.

Appelé devant mon tribunal, le souvenir produisit les causes qui avaient éveillé en moi des espérances, des désirs, des sensations depuis la nuit dernière ; il expliqua la raison de l’état général de l’esprit depuis une quinzaine environ ; mais le bon sens vint tranquillement me présenter les choses telles qu’elles étaient et me montrer que j’avais rejeté la vérité pour me nourrir de l’idéal. Alors je prononçai mon jugement, et je déclarai :

Que jamais plus grande folle que Jane Eyre n’avait marché sur la terre, que jamais idiote plus fantasque ne s’était bercée de doux mensonges et n’avait mieux avalé un poison comme si c’eût été du nectar.

« Toi, me dis-je, devenir la préférée de M. Rochester, avoir le pouvoir de lui plaire, être de quelque importance pour lui ? Va,