Page:Brontë - Jane Eyre, I.djvu/206

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riage, et ce sera un couple parfaitement heureux, bien que, avec une audace qui mériterait un châtiment, vous sembliez en douter ; il aimera cette femme noble, belle, spirituelle, accomplie en un mot. Quant à elle, il est probable qu’elle aime M. Rochester, ou du moins son argent ; je sais qu’elle considère les domaines de M. Rochester comme dignes d’envie, quoique, Dieu me le pardonne, je lui ai dit tout à l’heure sur ce sujet quelque chose qui l’a rendue singulièrement grave ; les coins de sa bouche se sont abaissés d’un demi pouce. Je conseillerai à son triste adorateur de faire attention ; car si un autre vient se présenter avec une fortune plus brillante et moins embrouillée, c’en est fait de lui.

— Je ne suis pas venue pour entendre parler de la fortune de M. Rochester, mais pour connaître ma destinée, et vous ne m’en avez encore rien dit.

— Votre destinée est douteuse ; quand j’examine votre figure, un trait en contredit un autre. La fortune a mis en réserve pour vous une riche moisson de bonheur ; je le sais, je le savais avant de venir ici : car je l’ai moi-même vue faire votre part et la mettre de côté. Il dépend de vous d’étendre la main et de la prendre ; et j’étudie votre visage pour savoir si vous le ferez. Agenouillez-vous encore sur le tapis.

— Ne me gardez pas trop longtemps ainsi ; le feu me brûle. »

Je m’agenouillai. Elle ne s’avança pas vers moi, mais elle se contenta de me regarder, en s’appuyant le dos sur sa chaise ; puis elle se mit à murmurer :

« Voilà des yeux remplis de flamme et qui scintillent comme la rosée ; ils sont doux et pleins de sentiment : mon jargon les fait sourire ; ainsi donc ils sont susceptibles : les impressions se suivent rapidement dans leur transparent orbite ; quand ils cessent de sourire, ils deviennent tristes : une lassitude, dont ils n’ont même pas conscience, appesantit leurs paupières ; cela indique la mélancolie résultant de l’isolement : ils se détournent de moi, ils ne veulent pas être examinés plus longtemps ; ils semblent nier, par leur regard moqueur, la vérité de mes découvertes, nier leur sensibilité et leur tristesse ; mais cet orgueil et cette réserve me confirment dans mon opinion. Les yeux sont favorables.

« Quant à la bouche, elle se plaît quelquefois à rire ; elle est disposée à raconter tout ce qu’a conçu le cerveau, mais elle reste silencieuse sur ce qu’a éprouvé le cœur ; elle est mobile et flexible, et n’a jamais été destinée à l’éternel silence de la solitude ; c’est une bouche faite pour parler beaucoup, sourire sou-