Page:Brontë - Jane Eyre, II.djvu/148

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Je m’approchai pour le prendre ; ce présent m’était doux. Il me sembla qu’au moment où j’avançai, Saint-John examina mon visage avec austérité ; probablement que les traces de mes larmes y étaient encore visibles.

« Avez-vous trouvé votre tâche plus rude que vous ne pensiez ? me demanda-t-il.

— Oh ! non, au contraire. Je crois qu’avec le temps mes écolières et moi nous nous entendrons très bien.

— Mais peut-être avez-vous été désappointée par l’installation de votre ferme et par son ameublement ; il est vrai que tout y est simple, mais… »

Je l’interrompis.

« Ma ferme, dis-je, est propre et à l’abri de la tempête ; mes meubles sont suffisants et commodes ; tout ce que je vois me rend reconnaissante et non pas triste. Je ne suis pas assez sotte ni assez sensualiste pour regretter un tapis, un sofa ou un plat d’argent. D’ailleurs, il y a cinq semaines, je n’avais rien ; j’étais une mendiante, une vagabonde repoussée de tous ; maintenant je connais quelqu’un, j’ai une maison et une occupation ; je m’étonne de la bonté de Dieu, de la générosité de mes amis, du bonheur de ma position, et je ne me plains pas.

— Mais vous vous sentez seule et oppressée ; cette petite maison est bien sombre et bien vide.

— Jusqu’ici, j’ai à peine eu le temps de jouir de ma tranquillité, encore moins d’être fatiguée par mon isolement.

— Très bien ; j’espère que vous éprouvez véritablement la satisfaction que vous témoignez ; en tous cas, votre bon sens vous apprendra qu’il est trop tôt pour vous abandonner aux mêmes craintes que la femme de Loth. Je ne sais pas ce que vous avez laissé derrière vous, mais je vous conseille de résister fermement à la tentation et de ne pas regarder en arrière ; poursuivez votre tâche avec courage, pendant quelques mois du moins.

— C’est ce que j’ai l’intention de faire, » répondis-je.

Saint-John continua.

« Il est dur d’agir contre son inclination et de lutter contre les penchants naturels ; mais c’est possible, je le sais par expérience. Dieu nous a donné, dans de certaines mesures, le pouvoir de faire notre propre destinée ; et quand notre vertu demande un soutien qu’elle ne peut pas obtenir, quand notre volonté aspire à une route que nous ne pouvons pas suivre, nous n’avons pas besoin de mourir de faim ni de nous laisser aller à notre désespoir ; nous n’avons qu’à chercher pour notre esprit une autre nourriture, aussi forte que le fruit défendu auquel