Page:Brontë - Jane Eyre, II.djvu/212

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sans but. Je fis signe et la voiture s’arrêta ; j’entrai, sans être forcée cette fois de me défaire de tout ce que je possédais pour obtenir une place. J’étais de nouveau sur la route de Thornfield, et je ressemblais à un pigeon voyageur qui retourne chez lui.

Le voyage était de trente-six heures ; j’étais partie de Whitecross un mardi dans l’après-midi, et le jeudi, de bonne heure, le cocher s’arrêta pour donner à boire aux chevaux, dans une auberge située au milieu d’un pays dont les buissons verts, les grands champs et les montagnes basses et pastorales me frappèrent comme les traits d’un visage connu. Combien ces aspects me semblèrent gracieux ! combien cette verdure me parut avoir de douces teintes, quand je songeai aux sombres marais de Morton ! Oui, je connaissais ce paysage et je savais que j’approchais de mon but.

« À quelle distance est le château de Thornfield ? demandai-je au garçon d’écurie.

— À deux milles à travers champs, madame.

— Voilà mon voyage fini, » pensai-je.

Je descendis de voiture ; je chargeai le garçon de garder ma malle jusqu’à ce que je la fisse demander. Je payai ma place, je donnai un pourboire au cocher, et je partis. Le soleil brillait sur l’enseigne de l’auberge, et je lus ces mots en lettres d’or : Aux Armes des Rochester. Mon cœur se soulevait ; j’étais déjà sur les terres de mon maître ; je me mis à penser, et je me dis tout à coup : « M. Rochester a peut-être quitté la terre anglaise, et quand même il serait au château de Thornfield, qui y trouveras-tu avec lui ? sa femme folle. Tu ne peux rien faire ici ; tu n’oseras pas lui parler, ni même rechercher sa présence ; tu te donnes une peine inutile, tu ferais mieux de ne pas aller plus loin. Demande des détails aux gens de l’auberge ; ils te diront tout ce que tu désires savoir, ils éclairciront tes doutes. Va demander à cet homme si M. Rochester est chez lui. »

Cette pensée était raisonnable, et pourtant je ne pus pas l’accepter ; je craignais une réponse désespérante. Prolonger le doute, c’était prolonger l’espoir. Je pouvais encore voir le château sous un bel aspect ; devant moi étaient la barrière et les champs que j’avais franchis le matin où j’avais quitté Thornfield, sourde, aveugle, incertaine, poursuivie par une furie vengeresse qui me châtiait sans cesse. Avant d’être encore décidée, je me trouvai déjà au milieu des champs. Comme je marchais vite ! je courais même quelquefois. Comme je regardais en avant pour apercevoir les bois bien connus ! comme je