Page:Brontë - Jane Eyre, II.djvu/54

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en conversation ; je me rappelais sa belle voix et je savais qu’il aimait à chanter comme presque tous les bons chanteurs. Je ne chantais pas bien, et, ainsi qu’il l’avait lui-même déclaré, je n’étais pas bonne musicienne ; mais je me plaisais beaucoup à entendre une musique bien exécutée. À peine le crépuscule, cette heure des romances, eut-il assombri son bleu et déployé sa bannière d’étoiles, que j’ouvris le piano et que je le priai pour l’amour de Dieu de me chanter quelque chose. Il me dit qu’il était capricieux et qu’il préférerait chanter une autre fois ; mais je lui répondis que le moment ne pouvait être plus favorable. Il me demanda si sa voix me plaisait.

« Beaucoup, » répondis-je.

Je n’aimais pas à flatter sa vanité ; mais cette fois je désirais l’exciter pour arriver plus vite à mon but.

« Alors, Jane, il faut jouer l’accompagnement.

— Très bien, monsieur ; je vais essayer.

J’essayai en effet, mais bientôt je fus chassée du tabouret et appelée petite maladroite ; il me poussa de côté sans cérémonie : c’était justement ce que je désirais. Il prit ma place et s’accompagna lui-même ; car il jouait aussi bien qu’il chantait. Il me relégua dans l’embrasure de la fenêtre, et, pendant que je regardais les arbres et les prairies, il chanta les paroles suivantes, sur un air suave et doux :


« L’amour le plus véritable qui ait jamais enflammé un cœur répandait par de rapides tressaillements la vie dans chacune de mes veines.

« Chaque jour, son arrivée était mon espoir, son départ ma tristesse : tout ce qui pouvait retarder ses pas glaçait le sang dans mes veines.

« Je m’étais dit qu’être aimé comme j’aimais serait pour moi un bonheur infini, et je fis d’ardents efforts pour y arriver.

« Mais l’espace qui nous séparait était aussi large, aussi dangereux à franchir et aussi difficile à frayer que les vagues écumeuses de l’Océan vert.

« Il n’était pas mieux hanté que les sentiers favoris des brigands dans les bois et les lieux solitaires ; car le pouvoir et la justice, le malheur et la haine étaient entre nous.

« Je bravai le danger ; je méprisai les obstacles ; je défiai les