Page:Brontë - Les Hauts de Hurle-Vent, 1946.djvu/196

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Vous m’avez mise au courant, Hélène, des manières de votre ancien maître. Il est évidemment au bord de la folie, du moins y était-il la nuit dernière. Je frissonnais de me sentir près de lui et je pensai qu’en comparaison la grossièreté morose du domestique était agréable. Il reprit sa marche pensive ; je soulevai le loquet et m’échappai dans la cuisine. Joseph était penché sur le feu, surveillant une grande marmite qui se balançait au-dessus de l’âtre ; un bol de bois plein de gruau d’avoine était posé sur le banc à côté. Le contenu de la marmite commençait à bouillir, et Joseph se tourna pour plonger la main dans le bol. Je conjecturai que ces préparatifs devaient être destinés à notre souper et, comme j’avais faim, je décidai qu’il fallait que le plat fût mangeable. Aussitôt, criant sur un ton aigu : « Je vais faire le porridge », je plaçai le récipient hors de son atteinte et, tout en retirant mon chapeau et mon amazone, je poursuivis :

— Mr Earnshaw m’a annoncé que j’aurais à me servir moi-même : je vais m’y mettre. Je n’ai pas l’intention de faire la dame parmi vous, car je craindrais de mourir de faim.

— Bon Dieu ! murmura-t-il en s’asseyant et en passant la main sur ses bas à côtes depuis le genou jusqu’à la cheville. S’y faut qu’je r’cevions d’nouveaux ordres, juste quand c’est que j’viens d’m’habituer à deux maîtres, s’y faut qu’j’ayons eune maîtresse su’l’dos, il est grand temps que j’disparaissions. Je n’pensions point voir jamais l’jour qu’y m’faudrait quitter la vieille maison… mais j’croyons qu’il est ben proche !

Je ne pris pas garde à ces lamentations. Je me mis vivement à l’œuvre, en soupirant au souvenir de l’époque où tout cela n’aurait été qu’une joyeuse plaisanterie ; mais je fus bien vite forcée de chasser cette réminiscence.