Page:Bronte - Shirley et Agnes Grey.djvu/335

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— Il avait les soldats ; ces pauvres diables qui vendent leur sang et versent celui des autres pour de l’argent.

— Vous traitez les soldats avec autant d’injustice que le clergé. Pour vous, tout ce qui porte un habit rouge est le rebut de la nation, tout ce qui porte un habit noir est un fripon. Selon vous, M. Moore a mal fait de requérir la force armée, et il a fait pis encore en demandant une autre assistance. Votre manière de voir se résume en ceci : Moore eût dû livrer son moulin et sa vie à la rage d’une bande de furieux abusés, et M. Helstone et tout autre gentleman de la paroisse eussent dû se borner au rôle de simples spectateurs, voir le bâtiment rasé et son propriétaire massacré, sans remuer un doigt pour sauver l’un ou l’autre.

— Si Moore avait agi avec ses hommes depuis le commencement comme il eût dû le faire, jamais ils n’auraient eu pour lui les sentiments qu’ils ont à présent.

— Cela vous est aisé à dire, s’écria miss Keeldar qui commençait à s’échauffer, à vous dont la famille a habité Briarmains pendant six générations, à vous à qui le peuple est accoutumé depuis cinquante ans, et qui connaissez leurs habitudes, leurs préférences. Il vous est vraiment aisé d’éviter de les offenser. Mais M. Moore est arrivé étranger dans ce district ; il y est venu pauvre et sans amis, n’ayant que son énergie pour le protéger, n’ayant que son honneur, ses talents, son industrie, pour se frayer un chemin. N’est-ce pas vraiment un crime monstrueux que, dans de semblables circonstances, il n’ait pu tout d’un coup rendre populaires ses manières calmes et graves ; qu’il n’ait pu se montrer plaisant, libre, cordial avec ces singuliers paysans, comme vous l’êtes avec vos semblables de la ville ? N’est-ce pas une impardonnable faute qu’il n’ait peut-être pas gradué ses changements avec autant de délicatesse qu’eussent pu le faire de riches capitalistes ? Et, pour des erreurs de cette sorte, faut-il qu’il soit victime de la rage de la foule ? Lui refusera-t-on jusqu’au droit de se défendre lui-même ? Et ceux qui ont un cœur d’homme dans leur poitrine (et M. Helstone, dites de lui tout ce que vous voudrez, est un de ces hommes) seront-ils traités de malfaiteurs, parce qu’ils se sont placés à ses côtés, parce qu’ils ont épousé la cause d’un seul contre deux cents ?

— Allons, allons, calmez-vous, dit M. Yorke, souriant à l’ardeur avec laquelle Shirley multipliait ses rapides questions.