Page:Bronte - Shirley et Agnes Grey.djvu/342

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fera du bien, ma chère Caroline : j’aimerais à voir un peu plus de couleurs à ces joues ; mais peut-être n’avez-vous jamais eu le teint fleuri ?

— J’avais autrefois des joues roses, répondit miss Helstone en souriant. Je me rappelle qu’il y a un an ou deux, lorsqu’il m’arrivait de me regarder dans la glace, j’y voyais un visage différent de celui que j’y vois maintenant, plus rond et plus rose. Mais quand nous sommes jeunes, ajouta la jeune fille de dix-huit ans, notre esprit est insouciant et notre vie tranquille.

— Est-ce qu’à votre âge, continua mistress Pryor en faisant violence à cette timidité qui, même dans la circonstance présente, lui rendait difficile la tâche de scruter le cœur d’une autre, est-ce qu’à votre âge vous vous tourmenteriez des soucis de l’avenir ? Croyez-moi, vous auriez tort. Laissez le lendemain pourvoir au lendemain.

— Mais, chère madame, ce n’est pas ce qui me tourmente : le mal du présent est quelquefois accablant, trop accablant, et je désire ardemment me soustraire à son étreinte.

— Le mal du présent… c’est… votre oncle n’est peut-être pas… vous avez de la peine à me comprendre… il ne sait pas apprécier… »

Mistress Pryor ne put compléter ses phrases brisées ; elle ne put venir à bout de poser cette question : si M. Helstone était trop dur pour sa nièce ? Mais Caroline comprit.

« Oh ! ce n’est pas cela, répliqua-t-elle ; mon oncle et moi nous entendons très-bien : nous ne nous querellons jamais, je ne l’accuse jamais de dureté, il ne me réprimande jamais. Quelquefois je me prends à désirer que quelqu’un au monde m’aime ; mais je ne puis dire que je désire particulièrement qu’il ait pour moi plus d’affection qu’il n’en a. Comme enfant, j’ai peut-être ressenti le manque d’attention ; mais les domestiques ont été très-aimables pour moi : seulement, quand les gens se montrent longtemps indifférents pour nous, nous devenons indifférents pour leur indifférence. C’est l’habitude de mon oncle de ne faire nulle attention aux femmes et aux jeunes filles, excepté aux ladies qu’il rencontre en société : il ne pourrait point la changer, et je n’ai nulle envie de la lui voir changer pour ce qui me concerne. Je crois qu’il ne me causerait que de l’ennui et de l’effroi s’il voulait se montrer affectionné maintenant. Mais vous le savez, mistress Pryor, c’est à peine vivre que de mesurer le temps comme je le fais à la rectorerie.