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Page:Bronte - Shirley et Agnes Grey.djvu/393

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tions. Vous ne pourriez jamais dire quel siècle d’étranges sensations j’ai traversé pendant les deux minutes qui se sont écoulées entre l’annonce de votre nom et votre entrée. Vous ne pourriez jamais dire l’impression que produisirent sur moi votre air, votre mine, votre démarche.

— Pourquoi ? Fûtes-vous désappointée ?

— « À qui ressemblera-t-elle ? » m’étais-je demandé ; et, quand je vis à qui vous ressembliez, je fus près de m’évanouir.

— Pourquoi, maman ?

— Je tremblais en votre présence. Je me dis : « Je ne la posséderai jamais ; jamais elle ne me connaîtra. »

— Mais je ne dis et ne fis alors rien de remarquable. J’éprouvais un peu de timidité à la pensée de mon introduction chez des étrangers, voilà tout.

— Je vis bientôt que vous étiez timide : ce fut la première chose qui me rassura. Eussiez-vous été rustique, gauche, empruntée, j’aurais été contente.

— Vous m’étonnez.

— J’avais mes raisons de craindre un charmant extérieur, de me défier d’une démarche aisée, de frissonner devant la distinction, la grâce, la courtoisie. La beauté et l’affabilité s’étaient montrées sur mon chemin lorsque j’étais recluse, désolée, jeune et ignorante : une pauvre gouvernante minée par le travail, périssant sous un labeur ingrat, et brisée avant le temps. Quand elles me sourirent, Caroline, je les pris pour des anges ! Je les suivis, et, lorsqu’entre leurs mains j’eus remis sans réserve toute ma chance de bonheur à venir, ce fut mon partage de voir une transfiguration du foyer domestique : le masque fut levé, le brillant déguisement mis de côté ; en face de moi s’assit… Oh ! Dieu ! combien j’ai souffert ! »

Sa tête tomba sur l’oreiller.

« Combien j’ai souffert ! nul ne l’a vu, nul ne l’a su : il n’y avait nulle sympathie, nul espoir, nul soulagement.

— Prenez courage, ma mère : c’est passé maintenant.

— C’est passé, et non sans fruit : je demandai à Dieu la patience ; il me soutint pendant mes jours d’angoisses. J’étais accablée de terreur et de trouble ; à travers la plus grande tribulation, il m’a conduite au salut qui vient de se révéler. La crainte me torturait, il l’a dissipée. Il m’a donné à sa place l’amour parfait… mais, Caroline…

— Ma mère !