Page:Bronte - Shirley et Agnes Grey.djvu/447

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Une certaine tribu colonisa un point sur le globe. De quelle race était cette tribu, on ne le sait pas ; dans quelle région était situé ce point, on ne le dit pas. Nous avons l’habitude de penser à l’Est lorsque nous parlons d’événements de cette date ; mais qui affirmera que la vie n’existait pas dans l’Ouest, le Sud, le Nord ? Qui nous contredira si nous disons que cette tribu, au lieu de camper sous les palmiers de l’Asie, errait dans les îles plantées de chênes situées dans nos mers de l’Europe ?

Ce n’est ni une plaine sablonneuse, ni une oasis restreinte et circonscrite que je crois voir. Une forêt dans une vallée aux flancs rocheux et aux ombres d’une sombre profondeur, formée par des arbres pressés les uns sur les autres, descend devant moi. Là, il est vrai, habitent des êtres humains, mais si rares, et dans des allées si couvertes de branches, qu’on ne peut les entendre ni les voir. Sont-ils sauvages ? indubitablement. Ils vivent avec la houlette et l’arc : moitié bergers, moitié chasseurs, leurs troupeaux errent aussi sauvages que leur proie. Sont-ils heureux ? non : ils ne sont pas plus heureux que nous ne le sommes de nos jours. Sont-ils bons ? non : ils ne sont pas meilleurs que nous ne le sommes nous-mêmes ; leur nature est notre nature, elle est humaine. Il y a dans cette tribu un être trop souvent malheureux, une enfant privée de son père et de sa mère. Nul ne s’inquiète de cette enfant : quelquefois elle est nourrie, mais le plus souvent elle est oubliée. Rarement une hutte s’ouvre pour la recevoir ; le creux d’un arbre ou une froide et humide caverne sont sa demeure. Oubliée, perdue, errante, elle vit plus avec les bêtes sauvages et les oiseaux qu’avec ceux de son espèce. La faim et le froid sont ses compagnons. La tristesse est suspendue sur elle, la solitude l’environne. Oubliée et inappréciée, elle pourrait mourir ; mais elle vit et croît. La solitude verdoyante prend soin d’elle et devient pour elle une mère : elle la nourrit de ses baies savoureuses, de ses racines et de ses noix.

Il y a quelque chose dans l’air de ce climat qui excite doucement la vie : il doit y avoir quelque chose aussi dans sa rosée qui guérit comme un baume souverain. Ses saisons tempérées n’exagèrent aucune passion, aucun sens ; sa température tend vers l’harmonie ; on dirait que ses brises apportent du ciel le germe de la pensée pure et du sentiment plus pur encore. Les formes des rochers et du feuillage ne sont point grotesquement