Page:Bronte - Shirley et Agnes Grey.djvu/455

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« À moins d’entendre le morceau entièrement répété, je ne peux continuer, dit-elle.

— Cependant il fut promptement appris ; vite gagné, vite perdu, » dit le précepteur. Il récita le passage avec assurance, correctement, avec une emphase lente et expressive.

Shirley, par degrés, inclina son oreille à mesure qu’il avançait. Son visage, détourné d’abord, se tourna vers lui. Lorsqu’il eut fini, elle prit le mot comme de ses lèvres ; elle prit le même ton ; elle saisit son propre accent, elle débita les phrases comme il les avait débitées lui-même. Elle reproduisit sa manière, sa prononciation, son expression.

C’était maintenant son tour de solliciter.

« Rappelez-vous le Songe d’Athalie, dit-elle, et récitez-le. »

Il le récita. Elle le reprit après lui ; elle trouvait un vif plaisir à pouvoir ainsi s’approprier sa langue ; elle sollicita plus ample indulgence ; tous les anciens exercices furent passés en revue, et avec eux Shirley vit revivre ses joyeux jours d’études.

Moore avait dit quelques-uns des meilleurs passages de Corneille et de Racine, et avait entendu l’écho de sa voix profonde dans la voix harmonieuse de la jeune fille, qui modulait fidèlement son organe sur le sien. Le Chêne et le Roseau, la plus belle des fables de La Fontaine, avait été récitée, bien récitée par le précepteur, et l’élève avait avidement profité de la leçon. Peut-être un sentiment simultané les saisit-il alors, à savoir que leur enthousiasme était monté à un point où le léger aliment de la poésie française ne pouvait suffire à l’entretenir ; peut-être désiraient-ils tous deux jeter un tronc de chêne anglais à cette flamme dévorante. Moore reprit :

« Et ce sont là nos meilleures pièces ! Et nous n’avons rien de plus dramatique, de plus nerveux, de plus original[1]! »

Puis il sourit et garda le silence. Toute sa nature semblait

  1. Souvenez-vous, lecteur, que l’école moderne de poésie française, telle qu’elle est aujourd’hui, était inconnue : Lamartine, Victor Hugo, etc., avaient leurs vers et leur réputation à faire ; certainement Louis Moore eût pu satisfaire les désirs de ses robustes poumons et de son large cœur en demandant de sa voix la plus profonde :
    Quels sont ces bruits sourds ?
    Écoutez vers l’onde
    Cette voix profonde,
    Qui pleure toujours,
    Et qui toujours gronde,
    Quoiqu’un son plus clair
    Parfois l’interrompe,
    Le vent de la mer
    Souffle dans sa trompe.
    Ou il eût pu se complaire dans la rude vigueur de Barbier :
    Ô Corse à cheveux plats, que la France était belle
    Au grand soleil de messidor !
    C’était une cavale indomptable et rebelle
    Sans frein d’acier ni rênes d’or ;
    Une jument sauvage, à la croupe rustique
    Fumant encor du sang des rois,
    Mais fière, et d’un pas libre heurtant le sol antique
    Libre pour la première fois.
    Jamais aucune main n’avait passé sur elle
    Pour la flétrir ou l’outrager,
    Jamais ses larges flancs n’avaient porté la selle
    Ni le harnais de l’étranger.
    Tout son poil était vierge, et belle, vagabonde,
    L’œil haut, la croupe en mouvement,
    Sur ses jarrets dressée, elle effrayait le monde
    Du bruit de son hennissement.
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