Page:Bronte - Shirley et Agnes Grey.djvu/585

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secours sans oser se défendre. J’avais alors été obligé de protéger sa famille et sa demeure en le dominant, et j’avais réussi. Cette fois je demeurai avec lui jusqu’à ce que la chaise arrivât, et je l’y accompagnai ; il m’injuria pendant tout ce temps. Il était aussi effaré qu’enragé ; il eût bien voulu résister, mais il ne savait comment. Il demanda que sa femme et ses filles partissent avec lui. Je lui dis qu’elles le suivraient aussitôt qu’elles auraient eu le temps de se préparer. Sa rage, son agitation, étaient inexprimables ; mais c’était une furie incapable d’action. Cet homme, convenablement manié, devait toujours demeurer impuissant. Je sais qu’il n’emploiera jamais la loi contre moi. Je sais que sa femme, qu’il tyrannise sans cesse dans les bagatelles, le guide dans les affaires d’importance. J’ai depuis longtemps gagné la gratitude de la mère par mon dévouement à son fils. Dans quelques maladies d’Henry, je l’ai soigné, mieux, dit-elle, qu’aucune femme n’eût pu le faire : elle n’oubliera jamais cela. Elle et ses filles m’ont quitté aujourd’hui dans une consternation muette et irritée, mais elle me respecte. Lorsque Henry s’est pendu à mon cou, pendant que j’arrangeais son manteau pour qu’il n’eût pas froid, bien qu’elle détournât la tête, j’ai vu les larmes jaillir de ses yeux. Elle plaidera ma cause avec d’autant plus de zèle, parce qu’il m’a quitté en colère. Je suis content de cela, non pour moi, mais pour cette idole de ma vie, ma Shirley.

Une semaine après il écrit encore :

Je suis maintenant à Stilbro’ ; j’ai pris ma résidence temporaire avec un ami, un commerçant, auquel je puis être utile dans ses affaires. Chaque jour je vais à cheval à Fieldhead. Combien se passera-t-il de temps avant que je puisse appeler ce manoir ma maison, et la maîtresse ma femme ? je ne suis pas content, je ne suis pas tranquille. Je suis quelquefois torturé. À la voir maintenant, on croirait que jamais elle n’a pressé sa joue contre mon épaule, que jamais elle ne s’est attachée à moi avec tendresse et confiance. J’ai de l’inquiétude ; elle me rend malheureux. Quand je la visite, elle m’évite, elle me fuit. Aujourd’hui j’ai rencontré une fois son visage, résolu à obtenir un plein regard de ses yeux noirs et profonds ; il est difficile de décrire ce que j’ai lu dans ses yeux. Panthère ! belle enfant des forêts ! nature sauvage, indomptée, incomparable ! elle