Page:Bronte - Shirley et Agnes Grey.djvu/608

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mère affirmât qu’il eût mieux valu se renfermer dans les bornes ; qu’après tout nos espérances de richesse n’étaient que précaires, et que, si mon père voulait seulement tout confier à sa direction, il ne se sentirait jamais gêné. Mais il était incorrigible.

Quels heureux moments nous avons passés, Mary et moi, quand, assises à notre travail à côté du feu, ou errant sur les montagnes couvertes de bruyères, ou nous reposant sous le saule pleureur (le seul gros arbre du jardin), nous parlions de notre bonheur futur, sans autres fondations pour notre édifice que les richesses qu’allait accumuler sur nous le succès des opérations du digne marchand ! Notre père était presque aussi fou que nous ; seulement il affectait de n’être point aussi impatient, exprimant ses espérances par des mots et des saillies qui me frappaient toujours comme étant extrêmement spirituels et plaisants. Notre mère riait avec bonheur de le voir si confiant et si heureux ; mais cependant elle craignait qu’il ne fixât trop exclusivement son cœur sur ce sujet, et une fois je l’entendis murmurer en quittant la chambre : « Dieu veuille qu’il ne soit pas désappointé ! je ne sais comment il pourrait le supporter. »

Désappointé il fut ; et amèrement encore. La nouvelle éclata sur nous comme un coup de tonnerre : le vaisseau qui contenait notre fortune avait fait naufrage ; il avait coulé bas avec toute sa cargaison, une partie de l’équipage, et l’infortuné marchand lui-même. J’en fus affligée pour lui ; je fus affligée de voir nos châteaux en Espagne renversés ; mais, avec toute l’élasticité de la jeunesse, je fus bientôt remise de ce choc.

Quoique les richesses eussent des charmes, la pauvreté n’avait point de terreurs pour une jeune fille inexpérimentée comme moi. Et même, à dire vrai, il y avait quelque chose d’excitant dans l’idée que nous étions tombés dans la détresse et réduits à nos propres ressources. J’aurais seulement désiré que mon père, ma mère et Mary, eussent eu le même esprit que moi. Alors, au lieu de nous lamenter sur les calamités passées, nous nous serions mis joyeusement à l’œuvre pour les réparer, et, plus grandes eussent été les difficultés, plus dures nos présentes privations, plus grande aurait été notre résignation à endurer les secondes, et notre vigueur à lutter contre les premières.

Mary ne se lamentait pas, mais elle pensait continuellement