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Page:Bronte - Shirley et Agnes Grey.djvu/690

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Ma seule compagnie, jusque-là, avait été des enfants grossiers et ignorants, de jeunes filles à la tête écervelée, contre les fatigantes folies desquelles la solitude était un bienfait souvent désiré et hautement apprécié. Être réduite à une telle société était un mal sérieux, et dans ses effets immédiats, et dans les conséquences qui en devaient probablement découler. Jamais une idée nouvelle ou une pensée excitante ne m’arrivait du dehors ; et, s’il s’en élevait quelques-unes en moi, elles étaient, pour la plupart, misérablement étouffées, parce qu’elles ne pouvaient voir la lumière.

Nos compagnons habituels, on le sait, exercent une grande influence sur nos esprits et nos manières. Ceux dont les actions sont sans cesse devant nos yeux, dont les paroles résonnent toujours à nos oreilles, nous amènent inévitablement, même malgré nous, peu à peu, graduellement, imperceptiblement peut-être, à agir et à parler comme eux. Je n’ai pas la prétention de montrer jusqu’à quel point s’étend cette irrésistible puissance d’assimilation ; mais, si un homme civilisé était condamné à passer une douzaine d’années au milieu d’une race d’intraitables sauvages, à moins qu’il n’ait le pouvoir de les civiliser, je ne serais pas étonnée qu’à la fin de cette période il ne fût devenu quelque peu barbare lui-même. Ne pouvant donc rendre mes jeunes compagnons meilleurs, je redoutais fort qu’ils ne me rendissent pire, qu’ils n’amenassent peu à peu mes sentiments, mes habitudes, mes capacités, au niveau des leurs, sans me donner leur insouciance et leur joyeuse vivacité.

Déjà il me semblait que mon intelligence se détériorait, que mon cœur se pétrifiait, que mon âme s’endurcissait ; et je tremblais de voir mes perceptions morales s’affaiblir, mes idées du bien et du mal se confondre, et toutes mes plus précieuses facultés périr sous l’influence mortelle d’un tel mode de vie. Les grossières vapeurs de la terre s’élevaient autour de moi et allaient obscurcir mon ciel intérieur. Et c’est à ce moment que M. Weston apparaissait dans mon horizon comme l’étoile du matin, pour me sauver de la crainte des ténèbres qui allaient m’envelopper. Je me réjouissais d’avoir enfin un sujet de contemplation qui fût au-dessus de moi et non au-dessous. J’étais heureuse de voir que tout le monde n’était pas composé seulement de Bloomfields, de Murrays, d’Hatfields, d’Ashbys, etc., et que l’excellence humaine n’était pas un simple rêve de l’i-