Page:Bronte - Shirley et Agnes Grey.djvu/699

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rien à dire, et craignais qu’il ne fût comme moi. À la fin, pourtant, il rompit le silence en me demandant, avec une certaine brusquerie calme qui lui était particulière, si j’aimais les fleurs.

« Oui, beaucoup, répondis-je, et surtout les fleurs sauvages.

— J’aime aussi les fleurs sauvages, dit-il ; je me soucie peu des autres, parce que je n’ai aucune association particulière avec elles, excepté avec une ou deux. Quelles sont vos fleurs favorites ?

— Les primevères, les campanules et la fleur de bruyère.

— Et les violettes ?

— Non, parce que, comme vous le dites, je n’ai aucune association particulière avec elles ; car il n’y a point de douces violettes sur les collines et dans les vallées qui environnent la maison de mon père.

— Ce doit être une grande consolation pour vous d’avoir une maison paternelle, miss Grey, dit mon compagnon après un court silence. Si éloignée qu’elle soit, et si rarement qu’on y retourne, c’est quelque chose de pouvoir y penser.

— C’est si précieux, que je crois que je ne pourrais pas vivre sans cela, répondis-je avec un enthousiasme dont je me repentis aussitôt ; car je craignis de m’être montrée essentiellement extravagante.

— Oh ! vous le pourriez, dit-il avec un sourire mélancolique. Les liens qui nous attachent à la vie sont plus forts que vous ne l’imaginez. Qui n’a pas senti combien rudement ils peuvent être tirés sans se rompre ? Vous seriez malheureuse sans famille, mais vous pourriez vivre, et pas aussi misérablement que vous le supposez. Le cœur humain est comme le caoutchouc : un faible effort l’allonge, un grand ne le rompt pas. Si un peu plus que rien peut le troubler, il ne faut guère moins que tout pour le briser. Comme les membres extérieurs de notre corps, il a un pouvoir vital inhérent à lui, qui le fortifie contre la violence externe ; Chaque coup qui le frappe sert à l’endurcir contre un coup futur. De même qu’un travail constant épaissit la peau de la main et fortifie ses muscles, ainsi un labeur qui pourrait excorier la main d’une lady ne produit aucun effet sur celle d’un rude laboureur. Je parle par expérience, expérience en partie personnelle ;