Page:Bronte - Shirley et Agnes Grey.djvu/747

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peut être un rude consolateur ; il peut sembler dur d’être harassé par les soucis de la vie quand nous n’avons aucun goût pour sas plaisirs ; d’être accablé de travail quand on sent son cœur près d’éclater et que l’esprit ne demande le repos que pour pouvoir pleurer en silence : mais le labeur ne vaut-il pas mieux encore que le repos que nous convoitons, et ces misérables soucis ne sont-ils pas moins cruels que de réfléchir sans cesse sur le grand malheur qui nous accable ? Et, d’ailleurs, nous ne pouvons avoir des soucis, des anxiétés, des tourments, sans espérance, ne fût-ce que de mettre à exécution quelque projet utile, ou d’échapper à quelque nouvel ennemi. J’étais donc contente que ma mère eût un emploi pour chacune de ses facultés. Nos bons voisins déploraient de la voir réduite à une telle extrémité ; mais je suis persuadée qu’elle eût souffert trois fois autant, si elle était restée dans l’abondance avec la liberté de demeurer dans cette maison, scène de son bonheur d’autrefois et de sa récente affliction, et sans la dure nécessité qui l’empêchait de réfléchir et de se lamenter sur la perte qu’elle venait de faire.

Je ne m’étendrai pas sur les sentiments avec lesquels je quittai la vieille maison, le jardin si connu, la petite église du village, qui m’était doublement chère, parce que mon père, qui avait enseigné et prié pendant trente ans dans ses murs, y reposait maintenant en paix ; les vieilles montagnes dénudées, pittoresques dans leur désolation même, enserrant les étroites et riantes vallées couvertes de bois verdoyants et d’eaux limpides ; la maison où j’avais vu le jour, l’asile de mes premières années, l’endroit où, depuis ma naissance, toutes mes affections avaient été concentrées : je les quittais pour ne plus les revoir. Il est vrai que je retournais à Horton-Lodge, où, parmi des maux nombreux, une source de plaisir me restait encore ; mais c’était un plaisir mêlé d’excessive douleur, et mon séjour, hélas ! était limité à six semaines. Et même, pendant ce précieux temps, les jours fuyaient les uns après les autres, et je ne le voyais point : excepté à l’église, je ne le vis pas une seule fois dans la quinzaine qui suivit mon retour. Ce temps me parut une éternité ; et, comme j’étais souvent dehors avec ma vagabonde élève, naturellement, mes espérances étaient excitées, et le désappointement suivait. Puis je me disais : « Voilà une preuve convaincante, si vous aviez le sens de la voir et la franchise de la reconnaître, qu’il ne pense point à vous. S’il s’occupait seule-