Page:Bronte - Shirley et Agnes Grey.djvu/86

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À cet âge, dix-huit ans, nous touchons aux confins de l’illusion : la terre des rêves est derrière nous, les rivages de la réalité se lèvent à l’horizon. Ces bords sont éloignés encore ; ils paraissent si bleus, si doux, si paisibles, que nous désirons ardemment les atteindre. Nous voyons au-dessous de l’azur une verdure pareille à celle des pelouses au printemps ; les lignes argentées qui miroitent à nos yeux nous paraissent des cours d’eaux vives. Si nous pouvions atteindre cette terre ! La faim et la soif n’auraient plus prise sur nous. Mais bien des déserts sont à traverser ; souvent le fleuve de la mort, ou quelque torrent de douleurs plus froid et presque aussi noir que la mort, doit être franchi avant qu’il nous soit permis de goûter le vrai bonheur. Toute joie que donne la vie doit être gagnée avant que d’être obtenue ; et avec quelle peine, ceux-là seuls le savent qui ont lutté pour les grandes récompenses. Le sang du cœur orne souvent de ses perles rouges le front du combattant, avant que vienne s’y poser la couronne de la victoire.

À dix-huit ans, nous ne savons pas cela. Nous croyons à l’espérance, qui nous sourit et nous promet le bonheur. Si l’amour vient comme un ange déchu errer autour de notre porte, il est aussitôt admis, fêté, caressé. Nous ne voyons pas son carquois. Si une de ses flèches nous transperce, sa blessure nous semble la pulsation d’une nouvelle vie. Nous n’avons aucune crainte de son poison, ni du dard barbelé que nul médecin ne peut extraire. Cette dangereuse passion, une agonie dans quelques-unes de ses phases, pour beaucoup une agonie continue, est reçue comme un inappréciable bien. À dix-huit ans, enfin, on entre à l’école de l’expérience, pour se fortifier et s’épurer par ses rudes et souvent cruelles leçons.

Oh ! expérience, aucun Mentor n’a un visage aussi froid, aussi dévasté que le vôtre ; nul ne porte un vêtement si noir, une verge si lourde ; nul ne courbe d’une main plus ferme le novice sur sa tâche. C’est par vos instructions seules que l’homme et la femme peuvent trouver un chemin sûr à travers le désert de la vie. Sans votre aide, comme ils trébuchent et s’égarent ! Sur quelles terres défendues ne mettent-ils pas les pieds ! Sur quelle pente abrupte ne sont-ils pas précipités !

Caroline, ramenée à la maison par Robert, n’avait nulle envie de passer le reste de la soirée avec son oncle. La chambre dans laquelle il se tenait était sacrée pour elle. Elle y pénétrait ra-