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Page:Bru - Histoire de Bicêtre hospice-prison-asile, 1890.djvu/119

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mangeaient assis par terre. Une fois le repas terminé, on jetait de la paille sur le pavé pour leur permettre de dormir. Il n’était guère possible à ces malheureux de goûter le sommeil ; à côté d’eux, des compagnons ivres hurlaient des chansons obscènes, d’autres criaient ou se battaient. Et parfois, quand le calme semblait rétabli, les argousins venaient visiter les dormeurs pour s’assurer qu’ils ne limaient point leurs fers.

Au point du jour, entraient dans l’enceinte de longs chariots semblables à peu près aux fardiers employés pour le transport des grosses charpentes. Une barre de fer horizontale séparait en deux ces chariots. Les prisonniers venaient s’asseoir les jambes pendantes, dos à dos, treize à droite et treize à gauche. Chaque collier était rattaché à la barre de fer.

Alors le signal était donné. Gendarmes et argousins mettaient le sabre à la main, les chariots roulaient, les portes de Bicêtre s’ouvraient et la chaîne commençait son triste chemin. On allait d’étape en étape. Les gardes chiourmes marchaient à pied. Quelquefois le cortège couchait dans les granges, bien souvent en plein air. On n’avait pas seulement eu la pitié d’établir assez de lieux de dépôt sur les routes. Il fallait par les temps les plus rigoureux que les forçats se déshabillassent au milieu des champs, à la vue d’une populace avide, qu’ils subissent les examens les plus indécents, exécutassent les évolutions les plus avilissantes[1].

  1. Nous croyons devoir rapporter ici cette saisissante page de V. Hugo, dans Le dernier jour d’un condamné :

    « Jusqu’alors le temps avait été assez beau, et, si la bise d’octobre refroidissait l’air, de temps en temps aussi, elle ouvrait dans les brumes grises du ciel une crevasse par où tombait un rayon de pluie. Mais à peine les forçats se furent-ils dépouillés de leurs haillons de prison, au moment où ils s’offraient, nus et debout, à la visite soupçonneuse des gardiens et aux regards curieux des étrangers qui tournaient autour d’eux pour examiner leurs épaules, le ciel devint noir, une froide averse d’automne éclata brusquement et se déchargea à torrents dans la cour carrée, sur les têtes découvertes, sur les membres noirs et nus des galériens, sur leurs misérables savons étalés sur le pavé.

    « En un clin d’œil, le préau se vida de tout ce qui n’était pas argousins ou galériens. Les curieux de Paris allèrent s’abriter sous les auvents des portes.

    « Cependant la pluie tombait à flots. On ne voyait plus dans la cour que les forçats nus et ruisselants sur le pavé noyé. Un silence morne avait succédé à leurs bruyantes bravades. Ils grelottaient, leurs dents claquaient, leurs jambes maigries, leurs genoux noueux s’entrechoquaient et c’était pitié de les voir appliquer sur leurs membres bleus ces chemises trempées, ces vestes, ces pantalons dégouttant de pluie. La nudité eût été meilleure. »