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puis moins d’un siècle, ont eu cours dans le monde, deviendrait pour les livres ce que, dans l’ancienne Rome, à la fin de la république, le Panthéon a été pour les dieux du paganisme. Or, par suite de cette surabondance de richesses littéraires, il sera de jour en jour plus difficile à un particulier, quelque opulent qu’il soit, de former des collections à peu près complètes dans tous les genres, comme on le faisait jadis. Voilà pourquoi les hommes sensés s’en tiennent prudemment à des spécialités plus ou moins étendues, selon la nature de leurs études ou les dispositions de leur esprit. D’ailleurs la distribution actuelle des appartements est fort souvent un obstacle à la réunion d’un grand nombre de livres ; et c’est à peine si un homme studieux trouve à placer 2 ou 3 000 volumes dans son cabinet, quand il a eu le bonheur de pouvoir s’en réserver un. De là est venue, avec le goût des abrégés, des compilations, des éditions ou compactes ou en petit format, l’espèce de défaveur jetée sur les beaux in-fol. et les in-4. qui jadis étaient la base fondamentale de toute bonne bibliothèque, et auxquels, encore aujourd’hui, on est souvent forcé d’avoir recours, parce que rien ne les a entièrement remplacés. Indépendamment de toutes ces causes générales, qui ont tant d’influence sur le choix et sur la valeur des livres, il en existe de toutes spéciales, non moins puissantes, que nous allons examiner en indiquant les différentes catégories auxquelles peuvent se rapporter les curiosités bibliographiques.

Éditions du xve siècle.

Les premiers essais de la typographie naissante, de même que les éditions les plus remarquables qui parurent dans les principales villes de l’Europe ; immédiatement après ces précieux incunables, sont sans contredit des curiosités bibliographiques du premier ordre. Néanmoins, dans le nombre des éditions du xve siècle, qu’on peut évaluer à 18 000 ou 20 000, il y a un choix à faire ; car il s’en faut bien que tout y soit également précieux. Ces sortes de livres, devenus hors d’usage dès le milieu du xve siècle, n’ont guère commencé à reprendre faveur et à être recherchés qu’à l’ouverture du xviiie siècle, et plus particulièrement vers l’année 1740, époque à laquelle, à l’occasion du troisième jubilé de la typographie, on s’occupa sérieusement de l’origine de l’imprimerie et des premières productions de la presse. La nécessité où, dans cette circonstance, on se trouvait de rassembler soigneusement tous les anciens monuments de la typographie, afin de les bien connaître, d’en établir la chronologie, de les classer géographiquement, et d’y chercher des éclaircissements qui ne pouvaient se trouver que là ; cette nécessité, disons-nous, fit d’abord admettre indistinctement tout ce qu’on put rencontrer en ce genre ; mais une fois que cette partie si épineuse de la bibliographie eut été suffisamment étudiée, et que l’on fut parvenu à connaître le degré d’importance de chaque objet, on devint plus difficile dans le choix qu’on en fit. Alors on ne s’attacha plus guère qu’aux premiers essais des presses de Mayence, de Bamberg, de Cologne, de Strasbourg, de Rome, de Venise et des autres cités où l’imprimerie a été exercée antérieurement aux années 1475 ou 1480, au plus tard. Et même, parmi ces productions, on choisit de préférence, après ce qu’on peut considérer comme les véritables incunables (ceux de 1453 à 1466), les édition princeps des auteurs classiques latins, les ouvrages écrits en langues vulgaires, ceux que décorent de nombreuses vignettes gravées sur bois ; les éditions, soit en caractères hébreux, soit en caractères grecs ; les premiers livres imprimés dans chaque ville, et enfin ce qui pouvait offrir quelque particularité remarquable. Ce sont là autant d’objets rares, quoiqu’à des degrés différents ; il y en a dont on ne connaît que cinq ou six exemplaires,