De tout temps, des hommes aussi distingués par leur esprit que par leur savoir, des hommes appartenant aux professions les plus honorables, et même de grands ministres, se sont attachés à n’admettre dans leurs bibliothèques que des exemplaires choisis, que des reliures bien faites et d’un certain luxe. Comme ils chérissaient les bons livres, ils se plaisaient à les avoir beaux, et cette recherche, qu’il serait injuste de blâmer, était une sorte d’hommage qu’ils rendaient aux grands écrivains, objets de leur admiration. Cela explique et fait aimer le luxe des bibliothèques des Grolier, des Maioli, des Granvelle, des de Thou, des Colbert, des d’Hoym et de plusieurs autres grands amateurs qui nous ont transmis tous ces beaux livres que recherchent avec tant d’ardeur les véritables bibliophiles. Si donc, comme l’a dit quelque part Ch. Nodier, les amateurs sont particulièrement émus à la vue de certains écussons nobiliaires, ce n’est pas en haine de la parfaite égalité sociale dont nous jouissons depuis quelques années, c’est seulement en mémoire des excellentes bibliothèques auxquelles ont appartenu les livres qui en sont décorés ; c’est parce que de semblables insignes indiquent d’ordinaire des volumes choisis avec goût, reliés avec élégance et avec solidité, soignés et conservés avec une amoureuse sollicitude par certains connaisseurs habiles et délicats, qu’on reconnaît à leurs chiffres ou à leurs armoiries. À ces causes, un volume du trésorier Grolier est cent fois mieux accueilli dans une vente que ne le serait peut-être toute la bibliothèque des Montmorency. Celui-là passe le premier, ajoute Charles Nodier, parce qu’il est le plus ancien et le plus honoré de nos bibliophiles, parmi nos bibliomanes. Tel classique d’Alde qui avait coûté à Grolier 3 ou 4 livres tournois et autant pour la reliure, se cote maintenant de 1 200 à 2 500 fr. dans un inventaire à Londres ou à Paris. La même faveur s’attache aux livres décorés du double croissant, monogramme amoureux de Henri II et de Diane de Poitiers, avec d’autant plus de raison que ces beaux volumes sont beaucoup plus rares dans le commerce que ceux du trésorier de François Ier, puisqu’une grande partie de ce qui en existe est réunie à la Bibliothèque impériale, si riche d’ailleurs en beaux spécimens des reliures anciennes les mieux ouvragées. Après le chiffre dont nous venons de parler, après la salamandre de François Ier, après la tête de mort de Henri III et le double écusson de Henri IV, tous ornements qui recommandent puissamment les livres où on les retrouve, viennent les trois abeilles (ou taons) de de Thou. Un livre relié en maroquin, empreint de cet écusson, et qui provient de la bibliothèque du grand historien Jacques-Auguste de Thou, vaut au moins dix ou douze fois davantage qu’il ne vaudrait en condition ordinaire, et cette progression peut augmenter de beaucoup, selon l’importance de l’ouvrage, surtout s’il est en français, langue qui n’a fourni qu’un petit nombre de volumes à la collection de l’illustre président[1].
Un écusson fascé de quatre pièces de sable et d’argent caractérise les livres du comte d’Hoym, ambassadeur du roi de Pologne en France, au commencement du xviiie siècle, livres presque tous reliés en maroquin ou en veau fauve par les plus habiles relieurs de l’époque. Cet écusson, beaucoup plus célèbre parmi les bibliophiles que dans l’histoire héraldique, quadruple et quelquefois même décuple te prix des exemplaires, d’ailleurs
- ↑ Voilà pourquoi, sans doute, un exemplaire de la première édition des Essais de Montaigne, in-8., recouvert d’un simple vélin blanc portant les armes de De Thou, a atteint le prix de 527 fr. à la dernière vente de Ch. Nodier, prix qui aujourd’hui serait encore dépassé. Croirait-on que ce même exemplaire avait été adjugé pour 11 fr. 55 c. à la vente de F. Didot, en 1811, et cela en présence de celui-là même qui plus tard devait en porter l’enchère à 526 fr. ?