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Page:Brunetière - L’Évolution de la poésie lyrique en France au dix-neuvième siècle, t2, 1906.djvu/168

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L’ÉVOLUTION DE LA POÉSIE LYRIQUE

pas su me faire assez entendre, je tiens, Messieurs, à vous dire que je partage entièrement l’avis du poète et du romancier. Non ! il ne faut pas, comme l’ont fait Musset et Lamartine même, « prostituer » la mémoire de celle qui fut Elvire, à la « pitié grossière » ou au « rire » de la foule ; et c’est manquer à la pudeur que d’exposer à la railleuse curiosité des hommes la femme que l’on a aimée, nos plus chers souvenirs, tous les débris d’un passé dont nous devrions toujours songer que nous ne sommes jamais les seuls maîtres ! Il ne faut pas non plus, si nous avons souffert, solliciter ou mendier pour notre personne une sympathie que nos œuvres ou nos actes n’ont pas su nous concilier[1] : nous ressemblerions à ces pauvres de foire qui se font un gagne-pain de leurs plaies, qui les étalent, qui les avivent, qui les enveniment, qui rivalisent à qui d’entre eux nous montrera la plus sanguinolente, l’ulcère le plus ignominieux, et qui arrachent

  1. On ne saurait trop le redire : là même, et nulle part ailleurs, est l’origine de toute espèce de Mémoires ou de Confessions, dans le besoin qu’éprouvent les victimes ou les vaincus de la vie d’en appeler de leurs déceptions à « l’impartiale postérité ». Je ne connais pas de Mémoires de Turenne ou de Confessions de Buffon. Mais quand nous n’avons pas reçu des hommes ou de la vie même, les satisfactions que notre vanité croyait nous être dues, c’est alors que nous nous plaignons ; nous demandons, pour nos « intentions » méconnues ou pour notre « mérite », injustement négligé, ce que nous croyons qu’ils valaient d’admiration ou de sympathie. Et falsifiant outrageusement l’histoire, nous punissons Louis XIV, si nous sommes Saint-Simon, de ne nous avoir pas mis en passe de nous distinguer, ou le « genre humain », tout entier, si nous sommes Rousseau, de n’avoir pas senti combien nous différions de Voltaire et de Diderot !