la singularité, — ni surtout l’étroite ressemblance
avec la définition que nos symbolistes donneraient
volontiers de leur art. La poésie n’est point du tout
pour eux l’art « d’exprimer » ou « dïdéaliser »
l’objet ; et encore bien moins de le « généraliser »,
ou même d’en dégager la signification secrète. Non ;
mais elle est l’art de sentir à l’occasion de l’objet,
et comme de s’abandonner aux suggestions qu’il
provoque, jusqu’à ce qu’ayant pris elles-mêmes
quelque chose de l’inconsistance du rêve, elles se
traduisent à leur tour par des sensations qui en
imitent le caractère flottant, irréel et bizarre. Baudelaire
fut un maître en cet art ; et puisque nos
symbolistes n’ont rien encore produit qui réalise
pleinement leur conception de la poésie, les Fleurs
du mal, après trente ans passés, en demeurent le
chef-d’œuvre.
Que faut-il encore que je loue en Charles Baudelaire ? la profondeur ou la sincérité de son pessimisme ? Très volontiers, s’il ne vous avait pas lui-même avertis qu’en « parfait comédien » il avait dû « façonner son esprit à tous les sophismes comme à toutes les corruptions » ; et j’aime les comédiens au théâtre, mais je m’en défie à la ville. La générosité de son intention satirique ? Ce serait là-bas, dans sa tombe, lui prêter vraiment trop à rire ; et seul au monde, je crois, ce vieux paradoxe ambulant de Barbey d’Aurevilly s’est avisé de voir dans les Fleurs du mal une manifestation de « la justice de Dieu » !