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Page:Brunschvicg - L'expérience humaine et la causalité physique, 1922.djvu/170

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l’ascension, une série d’impulsions que l’acte initial communique successivement aux couches de l’air ambiant de façon à maintenir la continuité de la causalité efficiente[1]. Dans les cas inverses, lorsqu’un corps solide tombe, lorsque la fumée s’élève, l’observation extérieure ne présente plus de cause directement saisissable. Aristote rétablit l’équilibre de la théorie par une opération logique, du même ordre que celle qui l’a conduit de l’expérience esthétique à l’intuition biologique. Il suppose une sorte d’âme intérieure au mouvement, une forme qualitative, dont la doctrine des contraires lui fournit aisément la détermination. Le solide, qui de lui-même tombe, tend vers le bas ; la fumée, qui s’élève, tend vers le haut. Ce double mouvement est signe d’une imperfection, il est relatif à un état où l’être se réaliserait dans la plénitude de sa nature, comme l’adulte dans le développement de son type normal et sain. Le corps que l’on voit s’élever ou tomber, comme s’il était à la recherche de son âme, s’arrêterait lorsqu’il serait parvenu au lieu qui lui est propre[2], parce qu’alors il aurait rejoint sa forme, il serait en possession de sa raison d’être[3].

De ce point de vue l’investigation scientifique n’a pas à dépasser la distinction du haut et du bas : τὸ δὲ ζητεῖν διὰ τί φέρεται τὸ πῦρ ἄνω καὶ ἡ γῆ κάτω, τὸ αὐτό ἐστι καὶ διὰ τί τὸ ὑγιαστὸν ἂν κινῆται καὶ μεταβάλλῃ ᾗ ὑγιαστόν, εἰς ὑγίειαν ἔρχεται ἀλλ´ οὐκ εἰς λευκότητα[4].

Ainsi, pour Aristote, et le mouvement vers le bas des graves et le mouvement vers le haut des légers, sont réputés entièrement compris en tant qu’ils sont caractérisés comme mouvements naturels, en opposition aux mouvements provoqués du dehors par une intervention susceptible d’être saisie par l’expérience, et qui seront dénommés mouvements contre

  1. Phys., VIII, 10, 266 b 27.
  2. Phys., IV, 7, 212 b 29 : ϰαὶ φέρεται δὴ εἰς τὸν αὑτοῦ τόπον ἕκαστον εὐλόγως (ὃ γὰρ ἐφεξῆς καὶ ἁπτόμενον μὴ βίᾳ, συγγενές… καὶ μένει δὴ φύσει πᾶν ἐν τῷ οἰκείῳ τόπῳ οὐκ ἀλόγως.
  3. La notion du lieu propre n’a pas été inventée par Aristote ; elle apparaît dans le Timée, mais elle est chez Platon une notion dérivée, qui est rapportée à la constitution intrinsèque des éléments, tandis que pour Aristote elle serait un principe ultime ; et à ce titre, on peut dire, avec Pierre Duhem, que la théorie péripapéticienne contredit aux conceptions de Démocrite et de Platon sur le vide et sur la χώρα. L’usage qu’en fait Aristote manifeste une sorte de retour systématique vers un stade de l’évolution où l’humanité ne s’était pas encore élevée à la représentation de l’espace géométrique. Chez Aristote le lieu est une propriété appartenant à un corps déterminé au même titre que la couleur ; le changement de lieu est une sorte d’altération comme le changement de couleur ; par suite, l’aspiration à retrouver son lieu devient l’analogue de la tendance à reprendre sa couleur ou sa forme. Cf. Duhem, le Système du monde, Histoire des doctrines cosmologiques de Platon à Copernic, t. I, 1913, p. 189-191.
  4. De Cœlo, IV, 3, 310 b 16.