tion de l’expérience, il devient impossible qu’elle soit une donnée de l’expérience. De cette impossibilité nul n’est un témoin, sinon plus autorisé, du moins plus convaincu, que Maine de Biran, car nul ne se refuse davantage à l’immanence d’un moi phénoménal, noyé dans le tourbillon des sensations passagères : « Le moi n’existe pour lui-même que dans le temps ; et il n’y a de temps que pour un être qui a conscience de son individualité identique. Or, cette condition de se reconnaître le même dans deux instants ne suppose-t-elle pas nécessairement la réalité absolue de l’être qui reste ou qui dure dans l’intervalle de ces deux instants donnés ? » (N., II, 413.)
Nous voyons ici se manifester le défaut d’une technique méthodologique capable de maintenir hors de toute confusion avec l’expérience immédiate cette analyse réflexive dont Biran avait aperçu la nécessité, de faire un départ entre ce qui est donné dans les faits et ce qui y est impliqué, entre ce que l’empirisme constate et ce que le rationalisme dégage. Par là, l’empirisme psychologique de Biran a manqué la théorie de la conscience psychologique : « Les sceptiques, avait remarqué Leibniz dans une formule que Biran a citée et a essayé d’appliquer, gâtent tout ce qu’ils disent de bon, en voulant même étendre leurs doutes jusqu’aux expériences immédiates. » (Cousin, IV, 349.) Mais n’est-ce pas une chose au moins aussi certaine, que le dogmatisme compromet irrémédiablement ses dogmes en prétendant enfermer l’absolu dans le cadre étroit de l’expérience immédiate, en s’obstinant à fixer, sur le même plan que les faits donnés, ce qu’il affirme au même moment, et, par la plus frappante des contradictions, être d’un autre ordre et à un autre niveau ?
21. — Quelque pressante que soit cette conclusion, on aurait quelque peine à la considérer comme décisive, si de cette illusion tellement extraordinaire en apparence chez un psychologue de vocation et de génie, on ne pouvait psychologiquement rendre compte. Or, le Journal intime de Maine de Biran, qui nous permet de passer des théories abstraites sur l’être intérieur à l’homme lui-même dans la vision directe qu’il nous a transmise de sa réalité véritable, livre la clé de l’œuvre doctrinale en révélant le secret d’une âme. Biran s’y montre, suivant son expression, toujours occupé de ce qui se passe en lui[1], « doué de l’aperception interne », au point qu’il écrit : « J’ai pour ce qui se fait au dedans de moi, ce
- ↑ Cf. 1795. Édit. Naville, p. 128.