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LA LIBERTÉ DE L’ESPRIT

par cette ombre de repos que donne le plaisir, ou envahie par une passion toujours croissante qui ne souffre ni retours ni intermittences, elle a perdu toute faculté de juger son existence et de s’élever à une vie supérieure. Il est donc impossible de prétendre connaître en eux-mêmes, sans faire le sacrifice de sa liberté intellectuelle, ces biens que poursuivent la plupart des hommes. Spinoza est en face d’une alternative : s’abandonner tout entier aux jouissances vulgaires, et risquer de perdre le bonheur suprême qui peut être ailleurs, ou laisser échapper ces avantages, qui sont peut-être les seuls que l’homme puisse posséder, pour consacrer sa vie à la recherche d’un bien dont on ne peut affirmer avec certitude, non pas seulement qu’il peut être atteint, mais même qu’il existe[1] ; alternative pratique, et non théorique, c’est-à-dire qu’il n’est pas permis d’en poser tour à tour les termes et de les comparer, il faut la trancher tout d’abord. Tel est, en effet, le caractère du problème moral : le seul fait de chercher à le résoudre en est déjà lui-même une solution ; se mettre à réfléchir sur la vie, c’est s’en être retiré pour un certain temps, c’est y avoir renoncé dans une certaine mesure ; vivre, c’est avoir contracté une certaine habitude, c’est, sans le vouloir, sans même s’en douter, avoir jugé. Quelle que soit notre conduite, délibérée ou non, elle aura décidé, peut-être sans retour, de notre destinée morale.

Ainsi se trouve arrêtée dès le début l’enquête méthodique que Spinoza voulait entreprendre. L’obstacle n’est

  1. Int. Em. ; I, 4 : « primo enim intuitu inconsultum videbatur, propter rem tune incertam certam amittere velle. »