Page:Buffon - Œuvres complètes, éd. Lanessan, 1884, tome I, partie 1.pdf/30

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Il n’était pas cependant insensible aux attaques et gardait une vigoureuse rancune à ceux dont il avait éprouvé la méchanceté ; je n’en veux d’autre preuve que la façon dont il parle de Réaumur et les citations que j’ai faites plus haut de sa correspondance relativement au jugement porté par Voltaire sur son système de la génération.

Mais il considérait avec raison que les penseurs et les savants de sa taille honorent beaucoup trop leurs détracteurs en se donnant la peine de discuter avec eux. Il y a trouvé cet avantage que tous les libelles et les livres écrits contre son œuvre par des contemporains, même célèbres, sont aujourd’hui ignorés de tout le monde. Combien y a-t-il de savants ou de littérateurs qui connaissent ou qui même aient entendu parler des pamphlets de l’abbé Royou[1] ?

Les Lettres à un Américain, elles-mêmes, sont tombées dans l’oubli, malgré la célébrité et la compétence de leur auteur[2].

Qui donc aujourd’hui connaîtrait le nom du jésuite Fréron, si les flagellations de Voltaire ne l’avaient pas transmis à la postérité ?

Si Buffon était porté par la nature de son caractère, par la tournure de son esprit, et par son éducation essentiellement aristocratique à se placer au-dessus des attaques ; s’il avait assez de confiance en son génie pour n’attacher qu’une médiocre importance aux critiques passionnées dirigées contre ses œuvres, la confiance qu’il avait en lui-même augmenta par les flatteries dont il était l’objet, par le succès immense qu’obtenaient, les uns après les autres, les nombreux volumes de son Histoire naturelle.

  1. Analyse et réfutation des Époques de la nature, 1er décembre 1779. — Le monde de verre de M. de Buffon réduit en poussière, ou réfutation plus complète de sa nouvelle théorie de la terre, développée dans son ouvrage des Époques de la nature.
  2. Cet ouvrage curieux, aujourd’hui très rare, a pour titre : Lettres à un Américain sur l’Histoire naturelle générale et particulière de M. de Buffon. Il parut sans nom d’auteur, en petits volumes in-18. On ne tarda pas à accuser Réaumur d’avoir écrit les lettres ; il s’en défendit et on les mit sur le compte d’un abbé de Lignac, prêtre de l’Oratoire. La vérité est que l’ouvrage fut rédigé par ce dernier en collaboration ou tout au moins sous l’inspiration de Réaumur. Le marquis d’Argenson dit à ce propos, dans ses Mémoires : « Le véritable auteur est M. de Réaumur, de la même Académie des sciences que M. de Buffon, grand ennemi de celui-ci, envieux et jaloux de ses travaux et de ses récompenses. Buffon a été critiqué par les dévots, n’ayant pas assez respecté la physique révélée par la Genèse, et accusé d’avoir donné lieu au système du livre de Telliamed, qui nie le déluge. On y prétend que la terre a été anciennement couverte d’eau ; que les plus anciens animaux sont les poissons ; que tous les coquillages des mers, même de la Chine, que l’on trouve aujourd’hui au milieu de nos terres et de nos montagnes, proviennent de cet ancien séjour des eaux, et non du déluge de Noé, comme le croient les dévots. Cette critique a assez de succès dans le monde. Il faut être bien savant et bien appliqué pour la suivre dans sa physique sublime et calculée. Réaumur s’est adjoint un petit père de l’Oratoire, qui a rédigé l’ouvrage. Il a évité de faire porter tout l’ouvrage sur la dévotion et la religion vengée ; il censure Buffon sur bien des points, des erreurs, des contradictions, de la vanité d’auteur orgueilleux et superficiel. Véritablement Buffon ne s’était chargé que de donner la description du Cabinet de physique du roi, et il part de là pour déduire un système de physique général et hasardé, système nouveau et impossible, quoiqu’il eût lui-même déclamé contre les systèmes généraux. »