Page:Buffon - Œuvres complètes, éd. Lanessan, 1884, tome I, partie 1.pdf/31

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Cela ne l’empêchait pas de tenir le plus grand compte des critiques qui lui étaient faites par ses amis. Il aimait à lire ou à faire lire les pages de son œuvre devant ses invités ; et il avait soin de noter les impressions qui se manifestaient. « Il ne cherchait pas des éloges, dit son secrétaire[1], il voulait des critiques. Parfois, il arrêtait la lecture et demandait quel sens on avait attaché à telle phrase, ce que l’on pensait de telle tournure, de telle période. Si sa pensée était mal comprise, sans songer à suspecter l’intelligence ou l’oreille de ses auditeurs, il s’accusait lui-même, soulignait le passage, rentrait dans son cabinet et le refaisait. »

Ce n’était pas par modestie qu’il agissait de la sorte. Ni son allure générale, ni la solennité et la gravité de sa tenue, ni la façon dont il aimait à parler de lui[2] ne permettent de croire qu’il fut riche en cette qualité ou, si l’on préfère, en ce défaut, car il me paraît difficile de décider si la modestie n’est pas simplement une façon habile de se faire valoir. La façon dont il acceptait critiques et compliments était plutôt le résultat de l’éducation élevée qu’il avait reçue et de la justesse de son jugement.

Il ne cherchait même pas, d’ordinaire, à se faire valoir aux yeux des nombreuses personnes qui, pendant les vingt dernières années de sa vie, se pressaient dans les salons de Montbard et du Jardin du roi. « Parmi les visiteurs que la renommée de M. de Buffon attirait, écrit M. Humbert Bazile[3], quelques-uns le quittaient mécontents. Les uns, le jugeant d’après sa conversation sans apprêt, négligée parfois et qui n’avait rien de l’attrait que donnaient alors au langage les hardiesses de certains beaux esprits, s’en retournaient avec la pensée qu’ils avaient vu un homme ordinaire ; d’autres, s’imaginant que M. de Buffon dédaignait leur entretien, s’en allaient humiliés. M. de Buffon, en effet, ne cherchait pas à frapper l’imagination de ses visiteurs ; son accueil était poli, affable, empressé, généreux ; mais le grand homme ne se laissait voir qu’aux rares esprits qu’il avait jugés dignes de l’entendre. Il se montrait alors tout entier, avec un abandon et une confiance dont on lui a depuis fait reproche en mettant sur le compte de sa vanité ce qui eût dû plus justement être attribué à la grande franchise de son caractère. On peut dire de lui, comme on a dit de Fénelon : qu’il était bien plus que modeste, car il ne songeait pas même à l’être. »

Plus loin[4], Humbert Bazile ajoute : « Il avait un tact exquis pour reconnaître le degré de capacité de ceux avec lesquels il s’entretenait ; et il proportionnait le ton à l’intelligence du visiteur ; il ne parlait que salade et rave

  1. Buffon, sa famille, ses collaborateurs et ses familiers. Mémoires par Humbert Bazile, p. 41.
  2. On raconte que, comme on lui demandait combien il comptait de grands hommes, il répondit : « Cinq : Newton, Bacon, Leibniz, Montesquieu et moi. » Flourens, Hist. des travaux et des idées de Buffon, p. 315.
  3. Loc. cit., p. 30.
  4. Loc. cit., p. 35.