Page:Buffon - Œuvres complètes, éd. Lanessan, 1884, tome I, partie 2.pdf/67

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vaste mer qui couvre un espace, lequel, sans y comprendre la mer Noire, est environ sept fois grand comme la France. Ce mouvement de l’Océan par le détroit de Gibraltar est contraire à tous les autres mouvements de la mer dans tous les détroits qui joignent l’Océan à l’Océan ; car le mouvement général de la mer est d’orient en occident, et celui-ci seul est d’occident en orient ; ce qui prouve que la mer Méditerranée n’est point un golfe ancien de l’Océan, mais qu’elle a été formée par une irruption des eaux, produite par quelques causes accidentelles, comme serait un tremblement de terre, lequel aurait affaissé les terres à l’endroit du détroit, ou un violent effort de l’Océan causé par les vents, qui aurait rompu la digue entre les promontoires de Gibraltar et de Ceuta. Cette opinion est appuyée du témoignage des anciens[1], qui ont écrit que la mer Méditerranée n’existait point autrefois, et elle est, comme on voit, confirmée par l’histoire naturelle et par les observations qu’on a faites sur la nature des terres à la côte d’Afrique et à celle d’Espagne, où l’on trouve les mêmes lits de pierres, les mêmes couches de terre en deçà et au delà du détroit, à peu près comme dans de certaines vallées où les deux collines qui les surmontent se trouvent être composées des mêmes matières et au même niveau.

L’Océan, s’étant donc ouvert cette porte, a d’abord coulé par le détroit avec une rapidité beaucoup plus grande qu’il ne coule aujourd’hui, et il a inondé le continent qui joignait l’Europe à l’Afrique ; les eaux ont couvert toutes les basses terres dont nous n’apercevons aujourd’hui que les éminences et les sommets dans l’Italie et dans les îles de Sicile, de Malte, de Corse, de Sardaigne, de Chypre, de Rhodes et de l’archipel. Je n’ai pas compris la mer Noire dans cette irruption de l’Océan, parce qu’il paraît que la quantité d’eau qu’elle reçoit du Danube, du Niéper, du Don et de plusieurs autres fleuves qui y entrent, est plus que suffisante pour la former, et que d’ailleurs elle[2] coule avec une très grande rapidité par le Bosphore dans la mer Méditerranée. On pourrait même présumer que la mer Noire et la mer Caspienne ne faisaient autrefois que deux grands lacs qui peut-être étaient joints par un détroit de communication, ou bien par un marais ou un petit lac qui réunissait les eaux du Don et du Volga auprès de Tria, où ces deux fleuves sont fort voisins l’un de l’autre, et l’on peut croire que ces deux mers ou ces deux lacs étaient autrefois d’une bien plus grande étendue qu’ils ne sont aujourd’hui ; peu à peu ces grands fleuves, qui ont leurs embouchures dans la mer Noire et dans la mer Caspienne, auront amené une assez grande quantité de terre pour fermer la communication, remplir le détroit et séparer ces deux lacs ; car on sait qu’avec le temps les grands fleuves remplissent les mers et forment des continents nouveaux,

  1. Diodore de Sicile, Strabon.
  2. Voyez Trans. phil. Abr., vol. ii, p. 289.