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bientôt lui donner de nouvelles forces et lui imprimer un mouvement en avant qui n’a fait depuis lors que s’accélérer. Cuvier passa trente-cinq ans de sa vie à contrarier, à ralentir ce mouvement, dont il aurait renversé la direction, si la vérité n’était pas plus forte que les hommes les plus puissants.

L’enchaînement de l’œuvre et des idées de Cuvier est facile à voir. Il découvre que l’on peut assez aisément diviser tout le règne animal en quatre grands groupes qu’il nomme « embranchements » : les vertébrés, les mollusques, les articulés, les zoophytes. Il ne tarde pas, exagérant l’importance des différences qu’il a saisies, à considérer chacun de ces groupes comme indépendant de tous les autres, comme isolé par « une sorte de circonvallation[1] », et enfin, comme ayant une origine distincte ou, pour parler son langage et mieux exprimer sa pensée, comme ayant été l’objet « d’une création spéciale. » Il est confirmé dans cette pensée par la constatation déjà faite par Buffon que les espèces actuelles diffèrent des espèces fossiles ; mais, généralisant les découvertes faites dans cette direction, il nie d’une façon absolue qu’aucune espèce fossile ressemble à une espèce actuelle ; les fossiles sont tous pour lui des espèces détruites. De là découle tout son système des révolutions du globe. Il raille Buffon, et Lamarck, et Hutton, et Playfair, et Marschall, et tous ceux qui pensent avec Buffon que des causes lentes et actuelles ont pu transformer le globe et les organismes qui le peuplent. Ce qu’il admet, ce sont des révolutions brusques et violentes, qui ont détruit tout ce qui existait au moment où elles se sont produites dans les lieux qui les ont ressenties. Il ne paraît pas, en effet, croire à des révolutions générales, totales, mais plutôt à des révolutions partielles, nombreuses et subites.

Le débat entre les partisans des causes actuelles et ceux des révolutions a été vif ; il n’est même pas encore entièrement terminé. Le lecteur me saura donc gré de mettre sous ses yeux les pièces les plus importantes du procès. Je donne d’abord la parole à Cuvier, pour lui permettre d’exposer lui-même ses idées. « Examinons, dit-il[2], ce qui se passe aujourd’hui sur le globe, analysons les causes qui agissent encore à sa surface et déterminons l’étendue possible de leurs effets. C’est une partie de l’histoire de la terre d’autant plus importante que l’on a cru longtemps pouvoir expliquer, par ces causes actuelles, les révolutions antérieures, comme on explique aisément, dans l’histoire politique, les événements passés, quand on connaît bien les passions et les intrigues de nos jours. Mais nous allons voir que malheureusement il n’en est pas ainsi dans l’histoire physique : le fil des opérations est rompu, la marche de la nature est changée, et aucun des agents qu’elle emploie aujourd’hui ne lui aurait suffi pour produire ses anciens ouvrages. »

  1. Ce mot est de Flourens, l’élève et l’admirateur passionné de Cuvier.
  2. Discours sur les révolutions de la surface du globe, 8e édition, p. 32.