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sélection agit seulement en faisant disparaître les individus qui ne présentent pas le caractère favorable.

Darwin reconnaît lui-même qu’un caractère, si favorable fût-il, présenté par un seul ou un petit nombre d’individus, a beaucoup de chances de disparaître : « J’ai complètement compris, avoue-t-il[1], combien il est rare que des variations isolées, qu’elles soient peu ou fortement accusées, puissent se perpétuer. »

Donc, quand une variation est limitée à un petit nombre d’individus, la sélection naturelle n’agit pas ; elle n’agit pas parce que la ségrégation, c’est-à-dire l’isolement des individus qui offrent la variation, n’est pas applicable, comme elle l’est dans la sélection artificielle. J’avais donc raison d’attirer plus haut l’attention du lecteur sur la nécessité de la ségrégation dans la sélection artificielle. Dans la nature comme dans l’état domestique il n’y a pas de sélection sans ségrégation.

Or, dans la nature, la ségrégation d’individus possédant des variations accidentelles ne se fait probablement jamais. On ne voit pas pourquoi un animal s’isolerait de tous ceux de son espèce, uniquement parce qu’il serait doué d’une coloration un peu différente, d’une vue meilleure, d’une aptitude plus grande à la course, etc.

Quand la variation porte sur un grand nombre d’individus, c’est qu’elle a été déterminée par une cause générale ; dans ce cas, elle persiste tant que la cause générale qui l’a produite continue à agir et s’il se fait une sélection c’est seulement par disparition des individus qui n’offrent pas la variation favorable.

Prenons un exemple. Je suppose que des marches forcées constituent le seul gagne-pain des habitants d’une commune. Il est bien évident que les plus forts marcheurs seront les plus favorisés, et qu’au bout d’un certain nombre de générations, tous les habitants de la localité seront plus aptes à la marche que leurs ancêtres. Cela tiendra à deux causes : d’abord à la condition spéciale d’existence imposée aux membres de la commune, ensuite à la disparition des individus incapables de marcher, à une sélection agissant par destruction, à la façon d’un berger qui pour avoir un troupeau de moutons blancs tuerait, dès leur naissance, tous les agneaux noirs ou tachés de noir. Mais il faut remarquer que dans la transformation des individus de la commune, la cause agissante est, non pas la sélection, mais l’obligation de faire des marches forcées ; c’est cette dernière qui modifie les muscles et les nerfs mis en action et qui leur fait acquérir les qualités nécessaires au rôle exceptionnel qu’ils doivent remplir ; que les marches forcées cessent d’être obligatoires et les caractères particuliers aux gens de cette commune disparaîtront.

  1. Origine des espèces, p. 98.