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comme l’on sait que dans le déluge qui arriva en Grèce le pays submergé fut totalement abandonné et ne put recevoir aucune culture que plus de trois siècles après cette inondation (Voyez Acta erud. Lips., anno 1691, p. 100). Aussi doit-on regarder le déluge universel comme un moyen surnaturel dont s’est servi la Toute-Puissance divine pour le châtiment des hommes, et non comme un effet naturel dans lequel tout se serait passé selon les lois de la physique. Le déluge universel est donc un miracle dans sa cause et dans ses effets ; on voit clairement, par le texte de l’Écriture sainte, qu’il a servi uniquement pour détruire l’homme et les animaux, et qu’il n’a changé en aucune façon la terre, puisque, après la retraite des eaux, les montagnes, et même les arbres, étaient à leur place, et que la surface de la terre était propre à recevoir la culture et à produire des vignes et des fruits. Comment toute la race des poissons, qui n’entra pas dans l’arche, aurait-elle pu être conservée si la terre eût été dissoute dans l’eau, ou seulement si les eaux eussent été assez agitées pour transporter les coquilles des Indes en Europe, etc. ?

Cependant cette supposition, que c’est le déluge universel qui a transporté les coquilles de la mer dans tous les climats de la terre, est devenue l’opinion ou plutôt la superstition du commun des naturalistes. Woodward, Scheuchzer et quelques autres appellent ces coquilles pétrifiées les restes du déluge ; ils les regardent comme les médailles et les monuments que Dieu nous a laissés de ce terrible événement, afin qu’il ne s’effaçât jamais de la mémoire du genre humain ; enfin ils ont adopté cette hypothèse avec tant de respect, pour ne pas dire d’aveuglement, qu’ils ne paraissent s’être occupés qu’à chercher les moyens de concilier l’Écriture sainte avec leur opinion, et qu’au lieu de se servir de leurs observations et d’en tirer des lumières, ils se sont enveloppés dans les nuages d’une théologie physique, dont l’obscurité et la petitesse dérogent à la clarté et à la dignité de la religion et ne laissent apercevoir aux incrédules qu’un mélange ridicule d’idées humaines et de faits divins. Prétendre, en effet, expliquer le déluge universel et ses causes physiques, vouloir nous apprendre le détail de ce qui s’est passé dans le temps de cette grande révolution, deviner quels en ont été les effets, ajouter des faits à ceux du livre sacré, tirer des conséquences de ces faits, n’est-ce pas vouloir mesurer la puissance du Très-Haut ? Les merveilles, que sa main bienfaisante opère dans la nature d’une manière uniforme et régulière sont incompréhensibles ; à plus forte raison les coups d’éclat, les miracles doivent nous tenir dans le saisissement et dans le silence.

Mais, diront-ils, le déluge universel étant un fait certain, n’est-il pas permis de raisonner sur les conséquences de ce fait ? À la bonne heure ; mais il faut que vous commenciez par convenir que le déluge universel n’a pu s’opérer par les puissances physiques ; il faut que vous le reconnaissiez comme un effet immédiat de la volonté du Tout-Puissant ; il faut que vous vous borniez à en savoir seulement ce que les livres sacrés nous en apprennent, avouer en même temps qu’il ne vous est pas permis d’en savoir davantage, et surtout ne pas mêler une mauvaise physique avec la pureté du Livre saint. Ces précautions qu’exige le respect que nous devons aux décrets de Dieu étant prises, que reste-t-il à examiner au sujet du déluge ? Est-il dit dans l’Écriture sainte que le déluge ait formé les montagnes ? Il est dit le contraire ; est-il dit que les eaux fussent dans une agitation assez grande pour enlever du fond des mers les coquilles et les transporter par toute la terre ? Non, l’arche voguait tranquillement sur les flots ; est-il dit que la terre souffrit une dissolution totale ? Point du tout ; le récit de l’historien sacré est simple et vrai, celui de ces naturalistes est composé et fabuleux.