Page:Buffon - Œuvres complètes, éd. Lanessan, 1884, tome I, partie 2.pdf/139

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et toutes dans une position horizontale ? Elles ont dû s’assembler dans un même lieu, et par conséquent ce lieu a été le fond d’un golfe ou une espèce de bassin.

» Toutes ces réflexions prouvent que, quoiqu’il ait dû rester et qu’il reste effectivement sur la terre beaucoup de vestiges du déluge universel rapporté par l’Écriture sainte, ce n’est point ce déluge qui a produit l’amas des coquilles de Touraine, peut-être n’y en a-t-il d’aussi grands amas dans aucun endroit du fond de la mer ; mais enfin le déluge ne les en aurait pas arrachées, et s’il l’avait fait, ç’aurait été avec une impétuosité et une violence qui n’aurait pas permis à toutes ces coquilles d’avoir une même position ; elles ont dû être apportées doucement, lentement, et par conséquent en un temps beaucoup plus long qu’une année.

» Il faut donc, ou qu’avant, ou qu’après le déluge la surface de la terre ait été, du moins en quelques endroits, bien différemment disposée de ce qu’elle est aujourd’hui ; que les mers et les continents y aient eu un autre arrangement, et qu’enfin il y ait eu un grand golfe au milieu de la Touraine. Les changements qui nous sont connus depuis le temps des histoires ou des fables qui ont quelque chose d’historique sont, à la vérité, peu considérables, mais ils nous donnent lieu d’imaginer aisément ceux que des temps plus longs pourraient amener. M. de Réaumur imagine comment le golfe de Touraine tenait à l’océan, et quel était le courant qui y charriait les coquilles ; mais ce n’est qu’une simple conjecture donnée pour tenir lieu du véritable fait inconnu, qui sera toujours quelque chose d’approchant. Pour parler sûrement sur cette matière, il faudrait avoir des espèces de cartes géographiques dressées selon toutes les minières de coquillages enfouis en terre : quelle quantité d’observations ne faudrait-il pas, et quel temps pour les avoir ! Qui sait cependant si les sciences n’iront pas un jour jusque-là, du moins en partie ? »

Cette quantité si considérable de coquilles nous étonnera moins, si nous faisons attention à quelques circonstances qu’il est bon de ne pas omettre : la première est que les coquillages se multiplient prodigieusement et qu’ils croissent en fort peu de temps, l’abondance d’individus dans chaque espèce prouve leur fécondité ; on a un exemple de cette grande multiplication dans les huîtres : on enlève quelquefois dans un seul jour un volume de ces coquillages de plusieurs toises de grosseur, on diminue considérablement en assez peu de temps les rochers dont on les sépare, et il semble qu’on épuise les autres endroits où on les pêche ; cependant l’année suivante on en retrouve autant qu’il y en avait auparavant, on ne s’aperçoit pas que la quantité d’huîtres soit diminuée, et je ne sache pas qu’on ait jamais épuisé les endroits où elles viennent naturellement. Une seconde attention qu’il faut faire, c’est que les coquilles sont d’une substance analogue à la pierre, qu’elles se conservent très longtemps dans les matières molles, qu’elles se pétrifient aisément dans les matières dures, et que ces productions marines et ces coquilles que nous trouvons sur la terre, étant les dépouilles de plusieurs siècles, elles ont dû former un volume fort considérable.

Il y a, comme on voit, une prodigieuse quantité de coquilles bien conservées dans les marbres, dans les pierres à chaux, dans les craies, dans les marnes, etc. ; on les trouve, comme je viens de le dire, par collines et par montagnes ; elles font souvent plus de la moitié du volume des matières où elles sont contenues ; elles paraissent la plupart bien conservées, d’autres sont en fragments, mais assez gros pour qu’on puisse reconnaître à l’œil l’espèce de coquille à laquelle ces fragments appartiennent, et c’est là où se bornent les observations et les connaissances que l’inspection peut nous donner. Mais je vais plus loin, je prétends que les coquilles sont l’intermède que la nature emploie pour former la plupart des pierres ; je prétends que les craies, les marnes et les pierres à chaux ne sont composées que de poussière et de détriments de coquilles ; que, par conséquent, la quantité des coquilles détruites est encore infiniment plus considérable que celle