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Page:Buffon - Œuvres complètes, éd. Lanessan, 1884, tome II, partie 1.pdf/116

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paraison bien plus longtemps qu’aucun des animaux terrestres ; et dès lors leur entier accroissement demande aussi un temps beaucoup plus long. Or, quand on a commencé la pêche des baleines, il y a cinquante ou deux cents ans, on a trouvé les plus âgées et celles qui avaient pris leur entier accroissement ; on les a poursuivies, chassées de préférence, enfin on les a détruites, et il ne reste aujourd’hui dans les mers fréquentées par nos pêcheurs, que celles qui n’ont pas encore atteint toutes leurs dimensions ; car, comme nous l’avons dit ailleurs, une baleine peut bien vivre mille ans, puisqu’une carpe en vit plus de deux cents.

La permanence du séjour de ces grands animaux dans les mers boréales semble fournir une nouvelle preuve de la continuité des continents vers les régions de notre nord, et nous indiquer que cet état de continuité a subsisté longtemps ; car si ces animaux marins, que nous supposerons pour un moment nés en même temps que les éléphants, eussent trouvé la route ouverte, ils auraient gagné les mers du midi, pour peu que le refroidissement des eaux leur eût été contraire ; et cela serait arrivé, s’ils eussent pris naissance dans le temps que la mer était encore chaude. On doit donc présumer que leur existence est postérieure à celle des éléphants et des autres animaux qui ne peuvent subsister que dans les climats du midi. Cependant il se pourrait aussi que la différence de température fût pour ainsi dire indifférente ou beaucoup moins sensible aux animaux aquatiques qu’aux animaux terrestres. Le froid et le chaud sur la surface de la terre et de la mer suivent à la vérité l’ordre des climats, et la chaleur de l’intérieur du globe est la même dans le sein de la mer et dans celui de la terre à la même profondeur, mais les variations de température, qui sont si grandes à la surface de la terre, sont beaucoup moindres et presque nulles à quelques toises de profondeur sous les eaux. Les injures de l’air ne s’y font pas sentir, et ces grands cétacés ne les éprouvent pas ou du moins peuvent s’en garantir : d’ailleurs, par la nature même de leur organisation, ils paraissent être plutôt munis contre le froid que contre la grande chaleur ; car, quoique leur sang soit à peu près aussi chaud que celui des animaux quadrupèdes, l’énorme quantité de lard et d’huile qui recouvre leur corps, en les privant du sentiment vif qu’ont les autres animaux, les défend en même temps de toutes les impressions extérieures, et il est à présumer qu’ils restent où ils sont, parce qu’ils n’ont pas même le sentiment qui pourrait les conduire vers une température plus douce, ni l’idée de se trouver mieux ailleurs, car il faut de l’instinct pour se mettre à son aise, il en faut pour se déterminer à changer de demeure, et il y a des animaux et même des hommes si brutes qu’ils préfèrent de languir dans leur ingrate terre natale, à la peine qu’il faudrait prendre pour se gîter plus commodément ailleurs[1] ; il est donc très pro-

  1. Voyez ci-après les notes justificatives des faits.