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pris possession par ses travaux de culture, et l’attachement à la patrie a suivi de très près les premiers actes de sa propriété : l’intérêt particulier faisant partie de l’intérêt national, l’ordre, la police et les lois ont dû succéder, et la société prendre de la consistance et des forces.

Néanmoins, ces hommes profondément affectés des calamités de leur premier état, et ayant encore sous leurs yeux les ravages des inondations, les incendies des volcans, les gouffres ouverts par les secousses de la terre, ont conservé un souvenir durable et presque éternel de ces malheurs du monde : l’idée qu’il doit périr par un déluge universel ou par un embrasement général ; le respect pour certaines montagnes[1] sur lesquelles ils s’étaient sauvés des inondations ; l’horreur pour ces autres montagnes qui lançaient des feux plus terribles que ceux du tonnerre ; la vue de ces combats de la terre contre le ciel, fondement de la fable des Titans et de leurs assauts contre les dieux ; l’opinion de l’existence réelle d’un être malfaisant, la crainte et la superstition qui en sont le premier produit ; tous ces sentiments, fondés sur la terreur, se sont dès lors emparés à jamais du cœur et de l’esprit de l’homme ; à peine est-il encore aujourd’hui rassuré par l’expérience des temps, par le calme qui a succédé à ces siècles d’orages, enfin par la connaissance des effets et des opérations de la nature ; connaissance qui n’a pu s’acquérir qu’après l’établissement de quelque grande société dans des terres paisibles.

Ce n’est point en Afrique, ni dans les terres de l’Asie les plus avancées vers le midi, que les grandes sociétés ont pu d’abord se former ; ces contrées étaient encore brûlantes et désertes : ce n’est point en Amérique, qui n’est évidemment, à l’exception de ses chaînes de montagnes, qu’une terre nouvelle ; ce n’est pas même en Europe, qui n’a reçu que fort tard les lumières de l’Orient, que se sont établis les premiers hommes civilisés ; puisque avant la fondation de Rome, les contrées les plus heureuses de cette partie du monde, telles que l’Italie, la France et l’Allemagne, n’étaient encore peuplées que d’hommes plus qu’à demi sauvages : lisez Tacite, sur les mœurs des Germains, c’est le tableau de celles des Hurons, ou plutôt des habitudes de l’espèce humaine entière sortant de l’état de nature. C’est donc dans les contrées septentrionales de l’Asie que s’est élevée la tige des connaissances de l’homme ; et c’est sur ce tronc de l’arbre de la science que s’est élevé le trône de sa puissance : plus il a su, plus il a pu ; mais aussi, moins il a fait, moins il a su. Tout cela suppose les hommes actifs dans un climat heureux, sous un ciel pur pour l’observer, sur une terre féconde pour la cultiver, dans une contrée privilégiée, à l’abri des inondations, éloignée des volcans, plus élevée, et par conséquent plus anciennement tempérée que les autres. Or, toutes ces conditions, toutes ces

  1. Voyez ci-après les notes justificatives des faits.