Page:Buffon - Œuvres complètes, éd. Lanessan, 1884, tome II, partie 1.pdf/16

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voisin du nôtre, ne s’étend de l’autre qu’aux petites portions de terre qu’ont occupées successivement les peuples soigneux de leur mémoire ; au lieu que l’histoire naturelle embrasse également tous les espaces, tous les temps, et n’a d’autres limites que celles de l’univers.

La nature[NdÉ 1] étant contemporaine de la matière, de l’espace et du temps, son histoire est celle de toutes les substances, de tous les lieux, de tous les âges ; et quoiqu’il paraisse à la première vue que ses grands ouvrages ne s’altèrent ni ne changent, et que dans ses productions, même les plus fragiles et les plus passagères, elle se montre toujours et constamment la même, puisque à chaque instant ses premiers modèles reparaissent à nos yeux sous de nouvelles représentations ; cependant, en l’observant de près, on s’apercevra que son cours n’est pas absolument uniforme ; on reconnaîtra qu’elle admet des variations sensibles, qu’elle reçoit des altérations successives, qu’elle se prête même à des combinaisons nouvelles, à des mutations de matière et de forme ; qu’enfin, autant elle paraît fixe dans son tout, autant elle est variable dans chacune de ses parties ; et si nous l’embrassons dans toute son étendue, nous ne pourrons douter qu’elle ne soit aujourd’hui très différente de ce qu’elle était au commencement et de ce qu’elle est devenue dans la succession des temps : ce sont ces changements divers que nous appelons ses époques. La nature s’est trouvée dans différents états ; la surface de la terre a pris successivement des formes différentes ; les cieux même ont varié, et toutes les choses de l’univers physique sont, comme celles du monde moral, dans un mouvement continuel de variations successives. Par exemple, l’état dans lequel nous voyons aujourd’hui la nature est autant notre ouvrage que le sien ; nous avons su la tempérer, la modifier, la plier à nos besoins, à nos désirs ; nous avons sondé, cultivé, fécondé la terre : l’aspect sous lequel elle se présente est donc bien différent de celui des temps antérieurs à l’invention des arts. L’âge d’or de la morale, ou plutôt de la Fable, n’était que l’âge de fer de la physique et de la vérité. L’homme de ce temps encore à demi sauvage, dispersé, peu nombreux, ne sentait pas sa puissance, ne connaissait pas sa vraie richesse ; le trésor de ses lumières était enfoui ; il ignorait la force des volontés unies, et ne se doutait pas que, par la société et par des

  1. Buffon nous donne, dans cette page, une idée exacte de ce qu’il entend par ce mot, qu’on trouve à chaque instant dans son œuvre, « la nature ». Ce n’est pas une entité métaphysique, un être idéal, comme on pourrait le supposer d’après cette sorte de personnalité qu’il lui attribue souvent, c’est la matière elle-même avec ses formes variables à l’infini et se succédant sans interruption dans tous les temps et dans tous les lieux. « Son histoire est celle de toutes les substances, de tous les lieux, de tous les âges. »

    Il importe aussi de remarquer que les « époques » de Buffon n’ont rien de commun avec les « révolutions » de Cuvier. Pour Buffon, il n’y a jamais eu d’interruption, de cassure dans l’histoire de la matière. Celle-ci ne fait que se transformer « dans chacune de ses parties » et passer par « différents états ». Ce sont « ces changements divers, dit Buffon, que nous appelons ses époques ».

    Il y a là, en germe, toute la doctrine du transformisme.