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tenait que les détriments des corps organisés ; mais comme elle recueille en même temps tous les débris de la matière brute, on doit la regarder comme un composé mi-parti de brut et d’organique, qui participe de l’inertie de l’un et de l’activité de l’autre, et qui, par cette dernière propriété et par le nombre infini de ses combinaisons, sert non seulement à l’entretien des animaux et des végétaux, mais produit aussi la plus grande partie des minéraux, et particulièrement les minéraux figurés, comme nous le démontrerons dans la suite par différents exemples.

Mais auparavant il est bon de suivre de près la marche de la nature dans la production et la formation successive de cette terre végétale. D’abord composée des seuls détriments des animaux et des végétaux, elle n’est encore, après un grand nombre d’années, qu’une poussière noirâtre, sèche, très légère, sans ductilité, sans cohésion, qui brûle et s’enflamme à peu près comme la tourbe. On peut distinguer encore dans ce terreau les fibres ligneuses et les parties solides des végétaux ; mais avec le temps, et par l’action et l’intermède de l’air et de l’eau, ces particules arides de terreau acquièrent de la ductilité et se convertissent en terre limoneuse : je me suis assuré de cette réduction ou transformation par mes propres observations.

Je fis sonder en 1734, par plusieurs coups de tarière, un terrain d’environ soixante-dix arpents d’étendue, dont je voulais connaître l’épaisseur de bonne terre, et où j’ai fait une plantation de bois qui a bien réussi : j’avais divisé ce terrain par arpents, et l’ayant fait sonder aux quatre angles de chacun de ces arpents, j’ai retenu la note des différentes épaisseurs de terre, dont la moindre était de deux pieds, et la plus forte de trois pieds et demi. J’étais jeune alors, et mon projet était de reconnaître au bout de trente ans la différence que produirait sur mon bois semé l’épaisseur plus ou moins grande de cette terre, qui partout était franche et de bonne qualité. J’observai, par le moyen de ces sondes, que, dans toute l’étendue de ce terrain, la composition des lits de terre était à très peu près la même, et j’y reconnus clairement le changement successif du terreau en terre limoneuse. Ce terrain est situé dans une plaine au-dessus de nos plus hautes collines de Bourgogne : il était pour la plus grande partie en friche de temps immémorial, et comme il n’est dominé par aucune éminence, la terre est sans mélange apparent de craie ni d’argile ; elle porte partout sur une couche horizontale de pierre calcaire dure.

Sous le gazon, ou plutôt sous la vieille mousse qui couvrait la surface de ce terrain, il y avait partout un petit lit de terre noire et friable, formée du produit des feuilles et des herbes pourries des années précédentes ; la terre du lit suivant n’était que brune et sans adhésion ; mais les lits au-dessous de ces deux premiers prenaient par degrés de la consistance et une couleur jaunâtre, et cela d’autant plus qu’ils s’éloignaient davantage de la superficie du terrain. Le lit le plus bas, qui était à trois pieds ou trois pieds et demi de profondeur, était d’un orangé rougeâtre, et la terre en était très grasse, très ductile, et s’attachait à la langue comme un véritable bol[1]

  1. M. Nadault, ayant fait quelques expériences sur cette terre limoneuse la plus grasse, m’a communiqué la note suivante : « Cette terre étant très ductile et pétrissable, j’en ai, dit-il, formé sans peine de petits gâteaux qui se sont promptement imbibés d’eau et renflés, et qui, en se desséchant, se sont raccourcis selon leurs dimensions : l’eau-forte avec cette terre n’a produit ni ébullition ni effervescence ; elle est tombée au fond de la liqueur sans s’y dissoudre, comme l’argile la plus pure. J’en ai mis dans un creuset à un feu de charbon assez modéré avec de l’argile : celle-ci s’y est durcie à l’ordinaire jusqu’à un certain point ; mais l’autre au contraire, quoique avec toutes les qualités apparentes de l’argile, s’est extrêmement raréfiée, et a perdu beaucoup de son poids ; elle a acquis, à la vérité, un peu de consistance et de solidité à sa superficie, mais cependant si peu de dureté qu’elle s’est réduite en poussière entre mes doigts. J’ai fait ensuite éprouver à cette terre le degré de chaleur nécessaire pour la parfaite cuisson de la brique : les gâteaux se sont alors défor-