Page:Buffon - Œuvres complètes, éd. Lanessan, 1884, tome II, partie 3.pdf/21

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or, dans le minéral, cette dernière opération, qui est le suprême effort de la nature, ne se fait ni ne tend à se faire ; il n’y a point de molécules organiques superflues qui puissent être renvoyées pour la reproduction ; l’opération qui la précède, c’est-à-dire celle de la nutrition, s’exerce dans certains corps organisés qui ne se reproduisent pas, et qui ne sont produits eux-mêmes que par une génération spontanée ; mais cette seconde opération est encore supprimée dans le minéral ; il ne se nourrit ni ne s’accroît par cette intussusception qui, dans tous les êtres organisés, étend et développe leurs trois dimensions à la fois en égale proportion ; sa seule manière de croître est une augmentation de volume par la juxtaposition successive de ses parties constituantes[NdÉ 1], qui toutes n’étant travaillées que sur deux dimensions, c’est-à-dire en longueur et en largeur, ne peuvent prendre d’autre forme que celle de petites lames infiniment minces et de figures semblables ou différentes ; et ces lames figurées, superposées et réunies, composent par leur agrégation un volume plus ou moins grand et figuré de même. Ainsi, dans chaque sorte de minéral figuré, les parties constituantes, quoique excessivement minces, ont une figure déterminée qui borne le plan de leur surface, et leur est propre et particulière ; et, comme les figures peuvent varier à l’infini, la diversité des minéraux est aussi grande que le nombre de ces variétés de figure.

Cette figuration dans chaque lame mince est un trait, un vrai linéament d’organisation qui, dans les parties constituantes de chaque minéral, ne peut être tracé que par l’impression des éléments organiques ; et en effet, la nature, qui travaille si souvent la matière dans les trois dimensions à la fois, ne doit-elle pas opérer encore plus souvent en n’agissant que dans deux dimensions, et en n’employant à ce dernier travail qu’un petit nombre de molécules organiques, qui, se trouvant alors surchargées de la matière brute, ne peuvent en arranger que les parties superficielles, sans en pénétrer l’intérieur pour en disposer le fond, et par conséquent sans pouvoir animer cette masse minérale d’une vie animale ou végétative ? et quoique ce travail soit beaucoup plus simple que le premier, et que dans le réel il soit plus aisé d’effleurer la matière dans deux dimensions que de la brasser dans toutes trois à la fois, la nature emploie néanmoins les mêmes moyens et les mêmes agents : la force pénétrante de l’attraction jointe à celle

  1. Il n’est pas exact que tous les minéraux s’accroissent uniquement par juxtaposition. S’il est vrai, par exemple, qu’un cristal de sel marin ne s’accroisse que par juxtaposition à sa surface de nouveaux petits cristaux, il n’est pas démontré que tous les corps amorphes augmentent de volume par le même procédé, ou plutôt qu’ils ne puissent pas s’accroître par interposition entre leurs molécules de nouvelles molécules déposées par l’eau qui les imbibe ; enfin, tous les minéraux liquides augmentent de volume par intussusception de molécules. Il n’y a donc pas, entre la nutrition des êtres vivants et l’accroissement des minéraux, autant de différences qu’on le suppose d’habitude. (Voyez pour cette question De Lanessan, Le Transformisme.)

    [Note de Wikisource : Effectivement, l’intussusception cellulaire est réductible, en dernier ressort, à un phénomène purement physique : l’endosmose (découverte par Dutrochet vers 1830). Mais la nutrition ne se réduit pas à cette seule assimilation passive, et s’accompagne de nombreux phénomènes de régulation (absorption active et excrétion), qui sont inconnus dans les corps inertes. Ces mécanismes d’assimilation et de régulation contribuent à la constance des conditions du « milieu cellulaire », caractéristique des êtres vivants dont Claude Bernard eut l’intuition vers 1855 avec ses concepts d’ « homéostasie » et de « milieu intérieur ».]