Page:Buffon - Œuvres complètes, éd. Lanessan, 1884, tome IV, Partie 2.djvu/28

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l’individu d’un orme ou d’un polype ; et comme il faut séparer, briser et dissoudre un cube de sel marin pour apercevoir, au moyen de la cristallisation, les petits cubes dont il est composé, il faut de même séparer les parties d’un orme ou d’un polype pour reconnaître ensuite, au moyen de la végétation ou du développement, les petits ormes ou les petits polypes contenus dans ces parties[NdÉ 1].

La difficulté de se prêter à cette idée ne peut venir que d’un préjugé fortement établi dans l’esprit des hommes : on croit qu’il n’y a de moyens de juger du composé que par le simple, et que, pour connaître la constitution organique d’un être, il faut le réduire à des parties simples et non organiques, en sorte qu’il paraît plus aisé de concevoir comment un cube est nécessairement composé d’autres cubes, que de voir qu’il soit possible qu’un polype soit composé d’autres polypes. Mais examinons avec attention et voyons ce qu’on doit entendre par le simple et par le composé ; nous trouverons qu’en cela, comme en tout, le plan de la nature est bien différent du canevas de nos idées.

Nos sens, comme l’on sait, ne nous donnent pas des notions exactes et complètes des choses que nous avons besoin de connaître : pour peu que nous voulions estimer, juger, comparer, peser, mesurer, etc., nous sommes obligés d’avoir recours à des secours étrangers, à des règles, à des principes, à des usages, à des instruments, etc. Tous ces adminicules sont des ouvrages de l’esprit humain, et tiennent plus ou moins à la réduction ou à l’abstraction de nos idées ; cette abstraction, selon nous, est le simple des choses, et la difficulté de les réduire à cette abstraction fait le composé. L’étendue, par exemple, étant une propriété générale et abstraite de la matière, n’est pas un sujet fort composé ; cependant, pour en juger, nous avons imaginé des étendues sans profondeur, d’autres étendues sans profondeur et sans largeur, et même des points qui sont des étendues sans étendue. Toutes ces abstractions sont des échafaudages pour soutenir notre jugement, et combien n’avons-nous pas brodé sur ce petit nombre de définitions qu’emploie la géométrie ! Nous avons appelé simple tout ce qui se réduit à ces définitions, et nous appelons composé tout ce qui ne peut s’y réduire aisément ; et de là un triangle, un carré, un cercle, un cube, etc., sont pour nous des choses simples, aussi bien que toutes les courbes dont nous connaissons les lois et la composition géométrique ; mais tout ce que nous ne

  1. Toute cette page est d’une grande justesse. Les cellules constituantes des organismes vivants sont, en effet, comparables aux petits cristaux primaires qui forment par leur assemblage un gros cristal ; mais, tandis que tous les éléments constituants d’un cristal sont semblables, les éléments qui composent le corps des êtres vivants ne le sont pas toujours. L’identité de forme, de structure et de propriétés n’existe entre eux que dans certains organismes inférieurs ; à mesure qu’on s’élève dans l’arbre généalogique des êtres, on constate des différences de plus en plus marquées entre les divers éléments constituants d’un même individu.