Page:Buffon - Œuvres complètes, éd. Lanessan, 1884, tome IV, Partie 2.djvu/347

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

ont moins de génie que le chien, le singe et la plupart des animaux ; on conviendra qu’elles ont moins de docilité, moins d’attachement, moins de sentiment, moins, en un mot, de qualités relatives aux nôtres : dès lors on doit convenir que leur intelligence apparente ne vient que de leur multitude réunie ; cependant cette réunion même ne suppose aucune intelligence, car ce n’est point par des vues morales qu’elles se réunissent, c’est sans leur consentement qu’elles se trouvent ensemble. Cette société n’est donc qu’un assemblage physique ordonné par la nature, et indépendant de toute vue, de toute connaissance, de tout raisonnement. La mère abeille produit dix mille individus tout à la fois et dans un même lieu ; ces dix mille individus, fussent-ils encore mille fois plus stupides que je ne le suppose, seront obligés, pour continuer seulement d’exister, de s’arranger de quelque façon : comme ils agissent tous les uns contre les autres avec des forces égales, eussent-ils commencé par se nuire, à force de se nuire ils arriveront bientôt à se nuire le moins qu’il sera possible, c’est-à-dire à s’aider ; ils auront donc l’air de s’entendre et de concourir au même but[NdÉ 1]. L’observateur leur prêtera bientôt des vues et tout l’esprit qui leur manque ; il voudra rendre raison de chaque action, chaque mouvement aura bientôt son motif, et de là sortiront des merveilles ou des monstres de raisonnement sans nombre : car ces dix mille individus, qui ont été tous produits à la fois, qui ont habité ensemble, qui se sont tous métamorphosés à peu près en même temps, ne peuvent manquer de faire tous la même chose, et, pour peu qu’ils aient de sentiment, de prendre des habitudes communes, de s’arranger, de se trouver bien ensemble, de s’occuper de leur demeure, d’y revenir après s’en être éloignés, etc., et de là l’architecture, la géométrie, l’ordre, la prévoyance, l’amour de la patrie, la république en un mot, le tout fondé, comme l’on voit, sur l’admiration de l’observateur.

La nature n’est-elle pas assez étonnante par elle-même, sans chercher encore à nous surprendre en nous étourdissant de merveilles qui n’y sont pas et que nous y mettons ? Le Créateur n’est-il pas assez grand par ses ouvrages, et croyons-nous le faire plus grand par notre imbécillité[NdÉ 2] ? ce serait, s’il pouvait l’être, la façon de le rabaisser. Lequel, en effet, a de l’Être suprême la plus grande idée, celui qui le voit créer l’univers, ordonner les existences, fonder la nature sur des lois invariables et perpétuelles, ou celui

  1. Buffon trace, peut-être sans s’en douter, une rapide, mais superbe esquisse des conditions qui produisent les sociétés, et des mobiles qui les perpétuent et qui président à leur organisation. Mais tout ce qu’il dit des sociétés animales s’applique aux sociétés humaines. J’ai démontré, d’une manière que je crois irréfutable, que les sociétés, tant humaines qu’animales, résultent de la nécessité où se trouvent tous les êtres vivants d’être réunis en nombre d’autant plus considérable que leurs ennemis sont plus forts et plus nombreux. (Voyez De Lanessan, La lutte pour l’existence et l’association pour la lutte. — Le Transformisme.)
  2. Ce mot, évidemment appliqué à Réaumur, est véritablement dur et témoigne de l’irritation que les critiques de ce naturaliste avaient produite en Buffon.