Page:Buffon - Œuvres complètes, éd. Lanessan, 1884, tome IV, Partie 2.djvu/349

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différent des animaux, l’homme n’existe presque pas encore lorsqu’il vient de naître ; il est nu, faible, incapable d’aucun mouvement, privé de toute action, réduit à tout souffrir, sa vie dépend des secours qu’on lui donne. Cet état de l’enfance imbécile, impuissante, dure longtemps ; la nécessité du secours devient donc une habitude, qui seule serait capable de produire l’attachement mutuel de l’enfant et des père et mère ; mais comme à mesure qu’il avance, l’enfant acquiert de quoi se passer plus aisément de secours, comme il a physiquement moins besoin d’aide, que les parents, au contraire, continuent à s’occuper de lui beaucoup plus qu’il ne s’occupe d’eux, il arrive toujours que l’amour descend beaucoup plus qu’il ne remonte : l’attachement des père et mère devient excessif, aveugle, idolâtre, et celui de l’enfant reste tiède et ne reprend des forces que lorsque la raison vient à développer le germe de la reconnaissance.

Ainsi la société, considérée même dans une seule famille, suppose dans l’homme la faculté raisonnable ; la société, dans les animaux qui semblent se réunir librement et par convenance, suppose l’expérience du sentiment ; et la société des bêtes qui, comme les abeilles, se trouvent ensemble sans s’être cherchées, ne suppose rien : quels qu’en puissent être les résultats, il est clair qu’ils n’ont été ni prévus, ni ordonnés, ni conçus par ceux qui les exécutent, et qu’ils ne dépendent que du mécanisme universel et des lois du mouvement établis par le Créateur. Qu’on mette ensemble dans le même lieu dix mille automates animés d’une force vive et tous déterminés, par la ressemblance parfaite de leur forme extérieure et intérieure, et par la conformité de leurs mouvements, à faire chacun la même chose dans ce même lieu, il en résultera nécessairement un ouvrage régulier ; les rapports d’égalité, de similitude, de situation, s’y trouveront, puisqu’ils dépendent de ceux de mouvement que nous supposons égaux et conformes ; les rapports de juxtaposition, d’étendue, de figure, s’y trouveront aussi puisque nous supposons l’espace donné et circonscrit ; et si nous accordons à ces automates le plus petit degré de sentiment, celui seulement qui est nécessaire pour sentir son existence, tendre à sa propre conservation, éviter les choses nuisibles, appéter les choses convenables, etc., l’ouvrage sera non seulement régulier, proportionné, situé, semblable, égal, mais il aura encore l’air de la symétrie, de la solidité, de la commodité, etc., au plus haut point de perfection, parce qu’en le formant, chacun de ces dix mille individus a cherché à s’arranger de la manière la plus commode pour lui, et qu’il a en même temps été forcé d’agir et de se placer de la manière la moins incommode aux autres.

Dirai-je encore un mot ? ces cellules des abeilles, ces hexagones tant vantés, tant admirés, me fournissent une preuve de plus contre l’enthousiasme et l’admiration : cette figure, toute géométrique et toute régulière qu’elle nous paraît et qu’elle est en effet dans la spéculation, n’est ici qu’un résultat mécanique et assez imparfait qui se trouve souvent dans la nature, et que