Page:Buffon - Œuvres complètes, éd. Lanessan, 1884, tome IV, Partie 2.djvu/352

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vision, la connaissance même de l’avenir aux animaux, en résultera-t-il que ce soit un effet de leur intelligence ? Si cela était, elle serait bien supérieure à la nôtre, car notre prévoyance est toujours conjecturale, nos notions sur l’avenir ne sont que douteuses, toute la lumière de notre âme suffit à peine pour nous faire entrevoir les probabilités des choses futures ; dès lors les animaux qui en voient la certitude, puisqu’ils se déterminent d’avance et sans jamais se tromper, auraient en eux quelque chose de bien supérieur au principe de notre connaissance, ils auraient une âme bien plus pénétrante et bien plus clairvoyante que la nôtre. Je demande si cette conséquence ne répugne pas autant à la religion qu’à la raison.

Ce ne peut donc être par une intelligence semblable à la nôtre que les animaux aient une connaissance certaine de l’avenir, puisque nous n’en avons que des notions très douteuses et très imparfaites : pourquoi donc leur accorder si légèrement une qualité si sublime ? pourquoi nous dégrader mal à propos ? ne serait-il pas moins déraisonnable, supposé qu’on ne pût pas douter des faits, d’en rapporter la cause à des lois mécaniques établies, comme toutes les autres lois de la nature, par la volonté du Créateur ? La sûreté avec laquelle on suppose que les animaux agissent, la certitude de leur détermination, suffirait seule pour qu’on dût en conclure que ce sont les effets d’un pur mécanisme. Le caractère de la raison le plus marqué, c’est le doute, c’est la délibération, c’est la comparaison ; mais des mouvements et des actions qui n’annoncent que la décision et la certitude prouvent en même temps le mécanisme et la stupidité.

Cependant, comme les lois de la nature, telles que nous les connaissons, n’en sont que les effets généraux, et que les faits dont il s’agit ne sont au contraire que des effets très particuliers, il serait peu philosophique et peu digne de l’idée que nous devons avoir du Créateur, de charger mal à propos sa volonté de tant de petites lois, ce serait déroger à sa toute-puissance et à la noble simplicité de la nature que de l’embarrasser gratuitement de cette quantité de statuts particuliers, dont l’un ne serait fait que pour les mouches, l’autre pour les hiboux, l’autre pour les mulots, etc. Ne doit-on pas au contraire faire tous ses efforts pour ramener ces effets particuliers aux effets généraux ; et, si cela n’était pas possible, mettre ces faits en réserve et s’abstenir de vouloir les expliquer jusqu’à ce que, par de nouveaux faits et par de nouvelles analogies, nous puissions en connaître les causes ?

Voyons donc en effet s’ils sont inexplicables, s’ils sont si merveilleux, s’ils sont même avérés. La prévoyance des fourmis n’était qu’un préjugé[NdÉ 1] : on la leur avait accordée en les observant, on la leur a ôtée en les observant mieux ; elles sont engourdies tout l’hiver, leurs provisions ne sont donc

  1. Ce n’est point un préjugé, mais un fait absolument démontré.