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DE LA DÉGÉNÉRATION DES ANIMAUX


Dès que l’homme a commencé à changer de ciel[NdÉ 1], et qu’il s’est répandu de climats en climats, sa nature a subi des altérations[NdÉ 2] : elles ont été légères dans les contrées tempérées que nous supposons voisines du lieu de son origine ; mais elles ont augmenté à mesure qu’il s’en est éloigné, et lorsque après des siècles écoulés, des continents traversés et des générations déjà dégénérées par l’influence des différentes terres, il a voulu s’habituer dans les climats extrêmes, et peupler les sables du Midi et les glaces du Nord, les changements sont devenus si grands et si sensibles qu’il y aurait lieu de croire que le nègre, le Lapon et le blanc forment des espèces différentes, si d’un côté l’on n’était assuré qu’il n’y a eu qu’un seul homme de

  1. On suppose généralement, à l’heure actuelle, que le berceau de l’espèce humaine se trouve couvert par l’océan Atlantique. C’est dans quelque grande île intertropicale de cet océan que se seraient développés les premiers êtres offrant les caractères de l’espèce humaine. De là, ils se seraient répandus, par des migrations volontaires ou involontaires, dans les diverses régions de la terre. Les motifs qu’on a invoqués à l’appui de cette opinion n’ont, il faut bien l’avouer, qu’une valeur relative. En premier lieu, on n’a trouvé dans les contrées actuellement habitées aucune forme animale offrant les caractères de transition qu’ont forcément possédés les êtres qui servent à relier l’homme préhistorique aux formes animales inférieures. En second lieu, on admet que le berceau de l’espèce humaine a dû être une région isolée des continents actuels et dépourvue des grands carnassiers qui habitent ces dernières, parce qu’on suppose que nos ancêtres n’auraient pas pu résister aux attaques de ces derniers. Or, il n’y a que l’Atlantique qui puisse avoir contenu cette région. Ces arguments sont, je le répète, purement hypothétiques. Mais il est indéniable que les habitants de cette grande île intertropicale dans laquelle on suppose qu’est née l’espèce humaine ont pu, par des migrations volontaires ou involontaires, se répandre en dehors de leur île et gagner les continents actuels. La possibilité de ces migrations est rendue très manifeste par les faits d’expatriation involontaire observés chez les races qui, à notre époque, présentent la plus grande somme des traits de nos ancêtres. Cooke trouva dans l’île d’Ouateva trois habitants de Taïti, qui est à une distance de 800 kilomètres. Étant allés à la pêche dans une pirogue, ils avaient été surpris par un coup de vent et portés à Ouateva. Kotzebue raconte l’odyssée d’un individu né à Uléa qu’il trouva dans les îles de Radack, où il avait été transporté par les vents et les courants, à travers un espace de 2 400 kilomètres. Rien n’empêche de supposer que des migrations de cette sorte aient pu avoir lieu entre l’île de l’Atlantique que l’on considère comme ayant été le berceau de notre espèce et des continents plus ou moins éloignés.

    [Note de Wikisource : Les plus anciens représentants connus aujourd’hui de la lignée humaine, qui s’est séparée des Chimpanzés il y a plus de 7 millions d’années, ont tous été retrouvés en Afrique ; la dernière espèce survivante de cette lignée, la nôtre, apparaît d’abord aussi en Afrique, il y a au moins 300 000 ans. Les paléoanthropologues actuels considèrent donc communément, pour ces raisons et d’autres (notamment d’ordre génétique), que l’homme tire ses origines d’Afrique, d’où il serait sorti par deux fois : d’abord une forme archaïque (Homo erectus ou habilis) il y a 2 millions d’années environ, qui s’est répandue à travers une grande partie de l’Eurasie ; puis l’homme moderne (Homo sapiens) il y a environ 55 000 ans, qui a remplacé les descendants des formes archaïques en Eurasie et a colonisé l’Océanie et l’Amérique. Les modalités de ces migrations et remplacements de population sont encore très discutées. Une conséquence adventice de cette origine africaine est que l’homme est apparu avec la peau noire, et non blanche comme le pensait Buffon ; mais, ainsi qu’il l’écrit, les différentes couleurs de peau sont le produit de l’adaptation de l’homme aux autres milieux qu’il a colonisés.]

  2. Buffon attribue la formation de toutes les races humaines à l’influence du milieu dans lequel elles ont vécu, en entendant par le mot « milieu » toutes les conditions de l’existence. (Voyez mon Introduction.)