Page:Buffon - Œuvres complètes, éd. Lanessan, 1884, tome IV, Partie 2.djvu/415

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plus marquée au troisième, et si grande au quatrième qu’elle est peut-être absolue[NdÉ 1].

En général, la parenté d’espèce est un de ces mystères profonds de la nature que l’homme ne pourra sonder qu’à force d’expériences aussi réitérées que longues et difficiles. Comment pourra-t-on connaître autrement que par les résultats de l’union mille et mille fois tentée des animaux d’espèce différente, leur degré de parenté ? L’âne est-il parent plus proche du cheval que du zèbre ? le loup est-il plus près du chien que le renard ou le chacal ? À quelle distance de l’homme mettrons-nous les grands singes qui lui ressemblent si parfaitement par la conformation du corps ? toutes les espèces d’animaux étaient-elles autrefois ce qu’elles sont aujourd’hui ? leur nombre n’a-t-il pas augmenté ou plutôt diminué ? les espèces faibles n’ont-elles pas été détruites par les plus fortes[NdÉ 2], ou par la tyrannie de l’homme, dont le nombre est devenu mille fois plus grand que celui d’aucune autre espèce d’animaux puissants ? quels rapports pourrions-nous établir entre cette parenté des espèces et une autre parenté mieux connue, qui est celle des différentes races dans la même espèce ? la race, en général, ne provient-elle pas, comme l’espèce mixte, d’une disconvenance à l’espèce pure dans les individus qui ont formé la première souche de la race ? il y a peut-être dans l’espèce du chien telle race si rare qu’elle est plus difficile à procréer que l’espèce mixte provenant de l’âne et de la jument. Combien d’autres questions à faire sur cette seule matière, et qu’il y en a peu que nous puissions résoudre ! que de faits nous seraient nécessaires pour pouvoir prononcer et même conjecturer ! que d’expériences à tenter pour découvrir ces faits, les reconnaître ou même les prévenir par des conjectures fondées ! cependant, loin de se décourager, le philosophe doit applaudir à la nature, lors même qu’elle lui paraît avare ou trop mystérieuse, et se féliciter de ce qu’à mesure qu’il lève une partie de son voile elle lui laisse entrevoir une immensité d’autres objets tous dignes de ses recherches. Car ce que nous connaissons déjà doit nous faire juger de ce que nous pourrons connaître ; l’esprit humain n’a point de bornes, il s’étend à mesure que l’univers se déploie ; l’homme peut donc et doit tout tenter, il ne lui faut que du temps pour tout savoir. Il pourrait même, en multipliant ses observations, voir et prévoir tous les phénomènes, tous les événements de la nature avec autant de vérité et de certitude que s’il les déduisait immédiatement des causes ; et quel enthousiasme plus pardonnable ou même plus noble que celui de croire l’homme capable de reconnaître toutes les puissances, et découvrir par ses travaux tous les secrets de la nature[NdÉ 3] !

  1. Cette remarque est très juste.
  2. On voit, par ce mot, que Buffon avait saisi le fait de la lutte entre les espèces.
  3. Je n’ai pas besoin de mettre en relief la hardiesse de cette pensée. Elle est de celles qui valurent à Buffon la haine d’un bon nombre de ses contemporains.