Page:Buies - Chroniques, Tome 1, Humeurs et caprices, 1884.djvu/23

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core la guerre au double mandat[1] contre lequel le comté s’affirme énergiquement. Le poëte devenu politique, se multiplie sur tous les points. Dimanche dernier, le docteur Blanchet était en train de le démolir en son absence devant quelques centaines d’auditeurs ; on vient prévenir Fréchette ; de suite il accourt au moment où le docteur, se balançant dans sa téméraire sécurité, expliquait pour la trentième fois sa fameuse conversion du rouge vif au bleu opaque, faite en 1861, à la suite d’une vision… c’est toujours comme cela. En apercevant son antagoniste, le docteur voulut l’attaquer personnellement : « C’est un homme qui a été chassé de toutes les villes des États-Unis, s’écria-t-il, c’est un homme qui n’a jamais rien pu faire, c’est un aventurier, un ci, un là… »

Tous les regards se portent sur Fréchette dont vous connaissez la vigoureuse charpente : « Mais s’il avait été chassé de toutes les villes, hasarda quelqu’un, il ne serait pas si gras qu’il l’est… » Rires et cris de « Fréchette ! Fréchette ! » Le poëte monte sur le perron de l’église et, en moins de dix minutes, soulève les acclamations de tout ce monde qui n’était venu là que pour applaudir son concurrent. Celui-ci ne se possédait plus, lui, l’orateur de husting par excellence, toujours maître de lui-même ; il tremblait de colère et, depuis lors, il a tant tremblé qu’on le reconnaît à peine ; il est devenu pâle, défait, de rubicond, d’épanoui qu’il était jadis. Les femmes ne le reconnaissent plus, elles dont l’enthousiaste faveur lui avait valu presque tous

  1. On appelait alors « Double mandat » l’investiture dans le même député d’un mandat à la Chambre fédérale et d’un autre mandat à l’Assemblée provinciale.