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CHRONIQUES

merçables. Donc, hier, quelques obusiers, grinçant sous la rouille, dévorés à demi par ce grand chancre qu’on appelle le temps, reprenaient place, grâce aux bras musculeux de nos artilleurs. C’était par un temps opaque, et la flotte ennemie, si longtemps attendue par Sir George, était retenue par les brumes dans le golfe. Néanmoins, des télégrammes répétés ne laissaient aucun doute sur le péril qui nous menaçait. Nos canonniers étaient en chemise, avec des manches retroussées jusqu’aux coudes, et l’on pouvait voir à nu l’antique vaillance de nos pères courir dans leurs veines. L’officier qui les commandait, en grand uniforme, pantalon collant et martial, tunique flamboyante, terriblement campé sur la batterie, jetait des regards pleins de défis et d’éclairs dans les brouillards que le nord-est balayait à l’horizon ; il cherchait la première voile américaine et sa narine palpitante humait le feu des batailles.

« Holà, hé ! m’écriai-je, y sommes-nous cette fois ? Où faut-il fuir ? Pensez-vous qu’il ne vaudrait pas mieux jeter tous ces canons-là dans le fleuve pour en barrer le passage ? — Passage de quoi ? cria l’officier d’une voix habituée à dominer la foudre, comment ! fuir ? Est-ce que tu rêves, pékin, civil abject ? Ne sais-tu pas que ces canons ne sont pas pour l’ennemi contre qui nous n’avons besoin que de nos porte-plumes ? Nous remontons ces foudres de guerre, pékin, pour fêter le retour de sir George, lorsqu’il reviendra d’Angleterre. »

Tant de sécurité, un dédain si beau en présence de ces engins qui éclateront infailliblement au premier coup, me laissèrent confus d’admiration ; mais je n’en tremble