Page:Buies - Chroniques, Tome 1, Humeurs et caprices, 1884.djvu/322

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Nous allions donc, enfonçant, bousculant, cahotant, deux sur l’avant, deux sur l’arrière, nous cognant la tête l’un contre l’autre avec une précision muette, mais expressive. Il s’agissait de faire trente-deux milles avec les mêmes chevaux qui étaient déjà éreintés dès le départ. Remarquez que M Fraser, le conducteur de la malle, est obligé par son contrat de tenir le chemin en bon ordre, ce qu’il exécute en laissant le chemin s’entretenir tout seul. Cela ne suffit pas, quoiqu’aux yeux du gouvernement paternel qui nous étouffe, cela puisse paraître du zèle. Le postillon, la tête renversée en arrière, avait dégobillé deux ou trois fois sur les malles, et il envoyait des exhalaisons combinées de gin chaud et de whisky qui refoulaient le vent à quinze pas.

Le passager à sa gauche avait pris les rênes et fouettait les chevaux comme un homme qui n’a aucune idée de l’anatomie. « Nous allons rester en chemin, c’est clair, » me disais-je à chaque minute. Et quel chemin pour y rester ! D’un côté, la montagne coupée à pic ; de l’autre, le précipice sur le bord duquel, de distance en distance, aux endroits les plus dangereux, on a élevé un rempart en palissades ou en perches superposées. Nous descendions les côtes au galop et nous les tournions sur le même train. Notre conducteur improvisé disait qu’il profitait des descentes pour aller plus vite ; en effet, c’est comme cela qu’on va dans l’autre monde avec la rapidité de l’éclair.

Je me sentais amincir dans mes deux gros capots ; je devais avoir l’air très pâle ; il me semble que j’aurais pu prendre le mors aux dents.

Vers dix heures, la lune, depuis longtemps levée,